Decathlon : l’esprit maison se fissure

Les « valeurs » dont se prévaut l’entreprise d'équipement sportif contribuent à lui assurer la loyauté de ses salariés. Retour de manivelle, après une enquête de "Cash investigation". Les syndicats sont dans les starting-blocks.

Publié le : 30 · 05 · 2025

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Une réputation au sommet, mais des pratiques pas toujours à la hauteur des valeurs affichées.

IMAGO/Maxppp

« Auchan, Decathlon… Les secrets d’une famille en or », l’enquête du média Disclose et de Cash Investigation diffusée le 6 février 2025 sur France 2 a été visionnée par 2,4 millions de téléspectateurs, ce qui la place parmi les records d’audience de la célèbre émission. Les salariés de l’équipementier sportif n’en ont pas perdu une miette.

Vendeur dans un Decathlon parisien, Yanis Megal, élu Cgt au Cse, s’en souvient très bien : « J’étais en congés, sur la route. On écoutait l’autoradio avec mes potes. Et on recevait des messages de personnes qui réagissaient en direct. » Il faut dire que les syndicats avaient fait la promotion de cette diffusion « très attendue » et « tous les salariés Decathlon de la région étaient devant leur écran ».

Des interrogations sur la chaîne d’approvisionnement

Decathlon, Auchan, mais aussi Leroy-Merlin ou Boulanger… Ces entreprises appartiennent à l’Association familiale Mulliez (Afm), qui possède 10 % du commerce français. Au sein de l’Afm, les descendants de Louis et Marguerite Mulliez (décédés en 1951 et 1952) sont liés par un pacte d’actionnaires qui stipule qu’eux seuls sont autorisés à détenir des titres des sociétés. Dans cette enquête, on apprend que Decathlon « connaît sa chaîne de production de manière beaucoup plus détaillée que d’autres marques ». Consommation électrique, nombre d’ouvriers… la direction de l’entreprise est capable de décompter le coût par minute de chaque article produit par ses sous-traitants.

Deux journalistes ont pu entrer dans une usine de l’un des principaux fournisseurs de Decathlon en Chine, où elles ont filmé une enfant de 12 ans qui boutonne des polos à la chaîne et dit aider sa mère ouvrière pendant les vacances scolaires. Dans une autre usine, on apprend que sont assemblées des pièces de tissus dont le coton vient probablement du Xinjiang, où la minorité ouïghour, persécutée, peuple les camps de travail forcé. C’est à ce titre que ce coton est interdit d’importation aux États-Unis. En réponse, Decathlon a réaffirmé son « engagement en faveur du respect des droits humains » tout au long de sa « chaîne de valeur » et expliqué avoir réalisé plus de 800 audits en 2024 comme en 2023. 

Des intuitions désormais étayées

À la suite de cette diffusion mettant en lumière les pratiques des sous-traitants, Yanis Megal a observé trois types de réactions chez les salariés. Les syndiqués n’ont « pas appris grand-chose », mais ils ont obtenu « des preuves tangibles du fait que leur entreprise fait travailler des enfants à l’autre bout de la planète ». Ce qui relevait encore pour certains de « l’intuition » est désormais étayé. 

Pour une seconde catégorie de salariés, « il y a eu une forme de sortie du déni ». Ceux-ci ont commencé à questionner « le fait d’avoir des prix aussi bas, d’être présent sur toute la planète, avec des chaînes de logistiques très compliquées ». La troisième catégorie regroupe les « résignés », qui considèrent que « c’est pareil voire pire ailleurs ».

Un milliard d’euros de dividendes aux actionnaires

Cette enquête est venue « renforcer une dynamique mobilisatrice » et a rendu les salariés non syndiqués plus réceptifs au discours syndical, commente le militant Cgt. Le documentaire est « arrivé à un moment où ça va particulièrement mal dans l’entreprise. Les salariés ont pu faire des connexions avec les conditions de travail qui sont les leurs ». Il parle d’une trame de fond, qui va des collègues en burn-out à ceux qui ont le dos abîmé à 25 ans. Dans son magasin, un intérimaire est décédé alors qu’il transportait des marchandises en octobre 2023, entraînant une grève d’un tiers de l’effectif du magasin. 

En novembre 2024, Decathlon a annoncé le versement de 1 milliard d’euros de dividendes à la famille Mulliez, entraînant un jour de grève le 7 décembre, à l’appel de la Cfdt, troisième organisation syndicale au sein du groupe après la Cftc et l’Unsa. Implantée dans seulement deux régions sur 21, la CGT n’est en effet pas représentative dans les magasins. La jeune section syndicale Île-de-France s’est constituée dans la foulée des mobilisations contre la réforme des retraites. 

« La rentabilité n’est pas l’objectif prioritaire »

Fréquemment citée comme « entreprise préférée des Français » (1), l’enseigne est présente dans 72 pays et emploie plus de 100 000 personnes dans le monde. Avec un chiffre d’affaires de plus de 15 milliards d’euros en 2022, contre 6 milliards en 2006, c’est une entreprise florissante. Mais, à en croire Barbara Martin Coppola, directrice générale du groupe de 2022 à 2025, l’essentiel est ailleurs : « Ce qui fait la force de Decathlon, c’est son aspect humaniste, avec de très belles valeurs. La rentabilité n’est pas l’objectif prioritaire. » (2) L’objectif n’est rien de moins que « bâtir des sociétés plus heureuses et en meilleure santé grâce aux bienfaits du sport. » (3)

C’est dans le but d’« étudier ce que les prétentions vertueuses des dirigeants font aux salariés et aux formes de citoyenneté au travail » que s’est constitué il y a quatre ans un collectif de huit sociologues et politistes : Karel Yon, Pierre Rouxel, Maxime Quijoux, Amin Allal, Mohamed Slim Ben Youssef, Anne Bory, Sidy Cissokho et Guillaume Gourgues. Leur ouvrage Decathlon ou les tactiques de la vertu (Presses de Sciences Po, mai 2025) s’appuie sur 220 entretiens avec des salariés de toutes les strates de l’entreprise en France, au Mexique, en Tunisie mais aussi en Espagne et au Sénégal. Cette enquête de terrain kaléidoscopique permet d’approcher au plus près les multiples réalités du travail au sein d’une même entreprise.

Le « bon decathlonien », à la fois bon salarié et bon citoyen

Qui incarne les « valeurs » de Decathlon ? La lecture de cet ouvrage nous apprend qu’un « bon decathlonien » est « à la fois bon salarié et bon citoyen, modèle d’engagement dans et au-delà du travail, au service de l’entreprise et de l’intérêt général ». 

Dans les magasins, les nouvelles recrues commencent le plus souvent par un poste de vendeur ou de caissier, plus rarement de responsable de rayon. Parmi ses collègues, Yanis Megal estime qu’environ 60 % sont des étudiants qui travaillent à temps partiel. Bien souvent entrés dans l’entreprise pour financer leurs études, ils finissent, comme lui, par « les arrêter parce qu’ils sont en train de travailler et restent à Decathlon »

Esprit sportif et esprit de compétition entre salariés

Ensuite « les gens montent très vite en responsabilité. Mon N+1 et mon N+2 ont une trentaine d’années », ajoute Franck [ont le prénom a été changé], technicien cycle dans un atelier régional qui centralise les réparations de plusieurs magasins. Ces promotions internes sont étroitement liées à une politique de rémunération où une part importante du revenu est constituée de primes « pensées comme un facteur d’engagement et de responsabilisation de la main d’œuvre », expliquent les chercheurs. « Pour Decathlon, c’est moins coûteux et ça pousse à la productivité », résume Franck.

Ce système, on le retrouve dans de nombreuses grandes entreprises. La particularité de l’enseigne sportive tient à l’« ambiance de vestiaire ». Tous les salariés sont sportifs, parfois de haut niveau. Si le sport donne un sens à l’activité marchande et constitue le cœur de moments de convivialité, il nourrit aussi un esprit de compétition entre salariés.

Des responsables de rayon au forfait-jours

Les responsables de rayon sont ceux qui représentent « l’archétype du bon decathlonien ». Ils constituent le premier niveau d’encadrement et leurs responsabilités sont réelles : ils ont la charge de recruter et d’encadrer le personnel, de gérer les stocks de marchandises, de fixer les objectifs de vente. Soumis au régime du forfait-jours depuis 2021, ils ne comptent pas leurs heures. Yanis Megal estime que « si on rapporte leur nombre d’heures de travail à leur revenu, ils ne sont pas davantage payés que les vendeurs ».

« Pour qui est prêt à donner de soi, l’enseigne promet des évolutions de carrière rapides », décrit le collectif de chercheurs. Il faut savoir se montrer disponible, qu’il s’agisse de modifier son planning à la dernière minute ou de changer de magasin. 

Encouragement à s’engager pour des causes consensuelles

L’entreprise valorise particulièrement l’implication de ses salariés dans toutes sortes de pratiques citoyennes : création d’un club sportif, défense des couleurs de l’enseigne à l’occasion d’une compétition sportive, nettoyage des abords d’un cours d’eau, etc. Les chercheurs parlent de « managérialisation des pratiques civiques » : les salariés sont encouragés par sa hiérarchie à endosser des causes qui ne risquent pas de susciter de conflits dans l’entreprise.

Dans l’optique de la direction, cette attention revendiquée à l’épanouissement de tous les salariés rendrait superflue l’existence d’instances représentatives du personnel. Ce n’est que lorsque l’entreprise y est contrainte que celles-ci voient le jour. « La perspective d’une représentation des salariés suscite la méfiance », continuent les chercheurs. Pour plusieurs raisons : non seulement « elle ouvre une brèche par laquelle des acteurs étrangers à l’entreprise pourraient s’engouffrer, qu’il s’agisse de syndicats ou de juridictions de l’État », mais elle est aussi « susceptible de donner forme à des lignes de clivage internes à l’entreprise, remettant ainsi en cause l’image d’une communauté harmonieuse et soudée. » 

Les « valeurs » au service de la grève

Depuis plusieurs années pourtant, des conflits collectifs éclatent. En 2021, les premiers ont eut lieu à l’initiative de la Cfdt, qui « constituait jusqu’à présent la seule figure contestataire » explique Yanis Megal. Cette année-là, alors qu’une grève semblait inenvisageable quelques mois plus tôt, l’inflation a fini par faire craquer le consensus. Mais comment convaincre des salariés modèles de débrayer ? Pour les auteurs de Decathlon ou les tactiques de la vertu, c’est justement en mobilisant certains traits de la culture d’entreprise que les premiers appels à la grève ont réussi à dépasser les rangs de la Cfdt et de ses sympathisants. La protestation est devenue possible dans cette enseigne sans expérience de l’action collective lorsque la grève « s’est présentée comme une mobilisation de decathloniens modèles ». Reprochant à leur employeur de ne pas respecter les valeurs qu’il prétend défendre, c’est au nom de leur investissement que les salariés mobilisés considèrent que la baisse de leur pouvoir d’achat n’est pas acceptable.

Syndiqué à la Cgt depuis 2023, Yanis Megal en tire l’analyse suivante : « On a l’impression, et encore plus depuis le Cash Investigation, que les gens vont se mobiliser parce qu’ils sont choqués que la direction de l’entreprise ne mette pas en œuvre les “valeurs” qu’elle prétend porter. Syndicalement, c’est parfois un peu frustrant. On aurait envie de parler de lutte des classes, de répartition des richesses, de conquêtes sociales… Mais parfois ça a plus d’impact de dire : “Attendez, votre belle famille, elle est où ?” »

  1. « Nord : l’entreprise Décathlon est toujours l’enseigne préférée des Français », France Bleu, 19 février 2025.
  2. « Barbara Martin Coppola, Dg de Decathlon : “La rentabilité n’est pas l’objectif prioritaire” », L’Express, 6 décembre 2023.
  3. « Performance du Groupe Decathlon en 2023 », communication officielle consultée le 21 mai 2025.
Lucie Tourette

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