– Options : Au début du XXe siècle, les films étaient fabriqués par de grandes firmes qui employaient des équipes fixes. Comment se passait le travail des techniciens de cinéma ?
– Samuel Zarka : En France, la production était alors dominée par Pathé et Gaumont, présentes sur toute la filière, de la fabrication du matériel jusqu’à l’exploitation en salle. Entre les deux, la réalisation des films avait lieu dans ce que l’on a d’abord appelé des « théâtres de prise de vue », futurs studios de tournage.
À l’époque, les films étaient courts, ils duraient cinq parfois quinze minutes, rarement davantage. Pour composer un programme de cinéma d’une ou deux heures, il fallait en agréger beaucoup. Les studios en fabriquaient donc énormément. Comme il y avait beaucoup à produire, il y avait du travail en permanence.
Un contremaître était à la tête de plusieurs équipes de tournage d’une poignée de personnes chacune : metteur en scène, opérateur de prise de vue, quelques assistants, qui étaient employés en continu. D’autres professions, comme les décorateurs ou les comédiens et comédiennes alternaient entre le cinéma et le théâtre.
Ce personnel était payé au temps de travail, pas au film réalisé, ce qui était assez nouveau à l’époque. L’industrie du cinéma a participé à l’installation du salariat dans sa forme actuelle, en instaurant une relation individuelle entre l’employeur et des salariés, à l’intérieur de laquelle vont pouvoir se négocier des droits.
– Aujourd’hui, la situation est bien différente. Dans le cinéma, les contrats courts sont la norme. Quelles évolutions ont conduit à cette situation ?
– Après la Première Guerre mondiale, Pathé et Gaumont ont décidé de se recentrer sur leur activité industrielle et ont externalisé la production filmique. On hérite aujourd’hui de cette fragmentation en une multitude de très petites entreprises. La branche de la production cinématographique recense environ 1600 sociétés de production pour 300 longs métrages en France en 2022, ce qui indique que seule une minorité de ces sociétés sont actives en cinéma chaque année. Ces sociétés peuvent toutefois aussi faire des courts métrages ou travailler pour la télévision.
Pour chaque projet de film, un réalisateur ou une réalisatrice et un producteur ou une productrice constituent une équipe sur mesure. Ils recrutent d’abord des chefs de poste : directeur ou directrice de production, chef opérateur ou cheffe opératrice, régisseur ou régisseuse, premier assistant réalisateur ou première assistante… Commence alors la préparation du tournage, qui va durer plusieurs semaines. Des milliers de décisions sont prises : où va-t-on tourner ? Comment ? Combien de jours ? Dans quel ordre tourner les séquences ? De quels acteurs et actrices a-t-on besoin tel ou tel jour ? Mieux le film aura été préparé, mieux le tournage se déroulera. Un des grands motifs de mécontentement des équipes de cinéma aujourd’hui, c’est la réduction des temps de préparation, qui intensifie le travail et dégrade les conditions de tournage. C’est notamment le cas pour les productions de plateformes comme Netflix.
Un tournage de cinéma dure ensuite six à huit semaines dans la plupart des cas. Sur un film de budget moyen (4 à 7 millions d’euros), trente à quarante personnes se retrouvent sur le plateau. Parmi elles, une équipe est dédiée à la prise de vue, une à la prise de son, une aux costumes, etc. La régie s’occupe des transports, de la cantine et des hébergements, mais aussi de sanctuariser le lieu de tournage. Le réalisateur ou la réalisatrice choisit les chefs ou cheffes de poste, qui constituent ensuite leurs équipes en s’entourant de personnes avec lesquelles ils ont l’habitude de travailler. En théorie, chacune est recrutée pour la durée du tournage, mais elles reçoivent leurs contrats de travail très tardivement, et ceux-ci mentionnent généralement une durée d’une semaine, ce qui laisse planer une incertitude sur la suite.
Le tournage représente une période de vie collective particulièrement intense, où la vie privée est mise de côté. C’est l’une des raisons pour lesquelles certains tournages se transforment en nids à violences sexuelles et morales. Le dernier jour, il y a une fête et chacun rentre chez soi. Ensuite, l’avenir est ouvert, pour le meilleur et pour le pire, vers une prochaine production. Les carrières sont très aléatoires. Certaines personnes travaillent énormément pendant une période et ensuite très peu pendant des années. Lorsqu’un technicien ou une technicienne travaille régulièrement avec un metteur en scène ou une metteuse en scène qui vient à décéder, il ou elle perd un réseau. Une question cruciale se pose à tous et toutes : comment réduire l’incertitude qui pèse sur ces destins professionnels, avec une épreuve d’employabilité constante ?
« Le tournage représente une période de vie collective particulièrement intense, où la vie privée est mise de côté. »
Samuel Zarka
– Vous expliquez que c’est au niveau de la branche d’activité que s’élabore le langage de la profession, alors que les réformes du Code du travail ont favorisé la négociation au niveau de l’entreprise. Comment s’explique cette particularité ? Est-ce qu’elle permet de palier cette incertitude ?
– Le monde du cinéma a longtemps tenu parce qu’il était circonscrit par une carte d’identité professionnelle qui réservait le travail à un groupe fermé de techniciens et techniciennes (réalisateurs et réalisatrices inclus). Cette carte a fonctionné tant que la télévision est restée un monde à part. Mais quand l’Office de radiodiffusion-télévision française (Ortf) a éclaté, le secteur de l’audiovisuel s’est décomposé lui aussi en des dizaines de petites sociétés privées et les techniciens et techniciennes ont commencé à circuler entre le cinéma et l’audiovisuel. Ce marché du travail audiovisuel s’est développé de manière anarchique, tandis que le cinéma restait protégé par la carte et les salaires élevés, définis dans une convention collective non étendue.
Cette situation a suscité d’intenses débats au début des années 1980, en particulier dans la fédération du Spectacle de la Cgt. Au sein du Syndicat national des techniciens et professionnels du cinéma et de la télévision (Sntpct), deux lignes se sont opposées. D’un côté, des professionnels installés du cinéma, titulaires de la carte professionnelle, voulaient protéger les avantages acquis. De l’autre côté, une nouvelle génération syndicale, souvent venue de l’audiovisuel, défendait la nécessité de trouver une solution pour que les protections construites au cinéma bénéficient à tous et toutes. À cette époque, l’audiovisuel était très mal loti : il n’y avait pas de contrat standard, les employeurs faisaient ce qu’ils voulaient, il y avait énormément de travail non rémunéré. Figure de proue de cette nouvelle génération plus précaire, des monteuses ont engagé une critique au sein du Sntpct pour que les avantages – salariaux notamment – appliqués au cinéma s’imposent à l’ensemble des professions audiovisuelles.
Elles ont réussi à obtenir une majorité sur leur ligne. La vieille garde a considéré cela comme un désaveu, et elle est sortie de la Cgt, tout en conservant le nom Sntpct à l’issue d’une procédure judiciaire. De son côté, la nouvelle génération a renommé son organisation, restée à la Cgt : le Syndicat national des techniciens et réalisateurs (Sntr-Cgt).
De là part la revendication d’une convention collective pour l’audiovisuel, qui fixe des limites, un salaire minium, des repères temporels. Cette demande a enfin trouvé un débouché dans les années 2000. À cette période, le ministère du Travail, qui avait entrepris de rationaliser le monde de la culture, a imposé aux employeurs de négocier et étendre des conventions collectives pour le cinéma et l’audiovisuel.
En parallèle, l’Union européenne met fin au système de la carte professionnelle du cinéma en 2009. Puis une convention collective est négociée pour le cinéma et étendue en 2015. Le syndicat Cgt est donc renommé à cette occasion Syndicat des professionnels des industries de l’audiovisuel et du cinéma (Spiac). Au cours d’une importante grève pour les salaires dans l’audiovisuel à l’automne 2023, il continue de défendre la ligne des monteuses du début des années 80 : obtenir les normes les plus élevées possible pour le plus de monde possible.
– À rebours des discours stigmatisant le Code du travail comme un frein, vous considérez au contraire qu’il permet la création. Pourquoi ?
– Si l’exception culturelle française doit beaucoup à un dispositif de soutien à la production, elle repose aussi sur ces conventions collectives qui fixent des normes en matière de salaire, de durée de travail, de division du travail. Par exemple, la convention collective de l’audiovisuel, tout comme celle du cinéma, permet que les responsabilités d’un chef ou d’une cheffe de poste ne soient pas confiées à un assistant ou à une assistante sous-payée.
Le droit du travail constitue un cadre commun qui permet de déployer l’activité. Dans le cinéma, on en a eu un très bon exemple au moment du premier confinement lié au Covid-19. Tous les tournages étaient alors à l’arrêt, la situation était inédite, personne ne savait quoi faire.
S’est alors enclenchée une phase intense de dialogue social. Les deux Chsct de branche de l’audiovisuel et du cinéma ont permis aux représentants et représentantes des producteurs et productrices, des salariés et salariées, des associations professionnelles et de la médecine du travail de travailler ensemble. Ils et elles sont parvenus à définir les conditions sanitairement satisfaisantes dans lesquelles les tournages allaient pouvoir recommencer. Ils ont fabriqué un guide, recommandé des mesures sanitaires et des modalités de protection des données de santé.
Cet exemple montre qu’au cinéma comme ailleurs, le droit du travail et les instances de représentation du personnel sont une ressource pour l’action. La qualité du droit du travail a une relation étroite avec la qualité des biens et des services produits.
Propos recueillis par Lucie Tourette