Parce qu’elle organise celles et ceux qui encadrent et conçoivent des processus de travail – et donc du management –, l’Ugict-Cgt s’intéresse de longue date aux politiques managériales des entreprises et des services publics. En 2025, la bataille pour leur reprise en main s’appuie toujours sur les analyses des organisations du travail que les précédentes générations de militant·es du spécifique ont menées dans les années 2000.
Le « Wall Street Management », c’est un management de court terme dont le seul objectif est de dégager de la valeur pour les actionnaires. Le concept a permis au sein de la Cgt, d’une part, de politiser l’analyse du management, et d’autre part de refuser une stigmatisation stérile des managers, présenté·es comme seul·es responsables de pratiques dictées par leurs directions. La condamnation pénale définitive des ex-dirigeant·es de France Télécom, le 21 janvier 2025, pour « harcèlement moral institutionnel » est venue enrichir juridiquement la définition du Wall Street Management.
Aux origines du Wall Street Management
Caractérisé comme « support de la financiarisation de l’entreprise au service des actionnaires » (1), il s’est déployé en parallèle de la financiarisation du capitalisme des années 1970. La bourse américaine (Wall Street) a joué un rôle considérable dans cette bascule, notamment après la réforme des retraites adoptée aux États-Unis en 1974, qui a orienté des masses financières colossales vers les fonds de pension, et donc les marchés financiers. En France, la chute de 5 points de la part des salaires dans la valeur ajoutée depuis les années 1970-80 (2) est le résultat de cette financiarisation. Alors que les travailleuses et travailleurs sont de plus en plus qualifiés, ce recul est un véritable hold-up orchestré par le capital.
Pour y parvenir, les actionnaires ont imposé aux entreprises des politiques managériales qui visent à transformer le travail en une variable d’ajustement au service de leurs intérêts. Les décisions stratégiques et la gestion des ressources humaines y sont dictées par une poignée d’individus et guidées par les coûts, afin de maximiser la rentabilité actionnariale.
Dans le secteur public, sous le nom de New Public Management
Dans ces politiques managériales, la surexploitation du travail qualifié est centrale. Les salarié·es ont des qualifications, sanctionnées notamment par des diplômes ? Il faut donc supprimer l’obligation de les mentionner dans les grilles de classifications (3) ! Ils et elles travaillent sur un temps donné et les heures supplémentaires sont majorées ? Il faut donc supprimer toute référence horaire en mettant en place le forfait-jours (4) ! Au nom de la polyvalence, de l’autonomie, de l’« agilité », sont menées d’intenses politiques de dévalorisation des cadres et professions intermédiaires.
Sa mise en œuvre dans la fonction publique, sous le nom de « New Public Management », a été menée de concert avec des politiques d’austérité, à coups de réorganisations, de réduction des effectifs et de gel de la rémunération. Ces politiques publiques sont indispensables au capital puisqu’elles permettent, en contrepartie, de financer les largesses de l’État en direction des entreprises privées. Alors que les aides publiques aux entreprises étaient chiffrées à 30 milliards d’euros par an dans les années 1990, elles ont atteint les 157 milliards en 2019 (5).
La « loyauté », notion floue et hors droit du travail
Les réorganisations – qui s’accélèrent avec le flex-office – sont menées sans discussion, et les directions ne prennent même plus la peine de consulter les Ictam sur la stratégie d’entreprise ou de service (6). Pour les contraindre à adhérer à leurs projets, le patronat continue d’individualiser leur rémunération et leur carrière en adossant les promotions, primes et parts variables à des objectifs chiffrés descendants.
Il promeut également à outrance le discours de la « loyauté » qui n’est pourtant pas une notion figurant dans le Code du travail, mais une construction jurisprudentielle ne trouvant à s’appliquer que dans certains cas précis. Or, 80 % des cadres ont le sentiment que leur employeur attend d’elles et eux cette fameuse loyauté (7).
Les risques psychosociaux sont surtout « socio-organisationnels »
La pression est donc maximale. En cas de difficultés ils et elles sont renvoyé·es à du coaching individualisé, et, si ces difficultés persistent, la responsabilité leur en est entièrement imputée. Aucune réflexion n’est menée sur les risques psychosociaux, ou ce que la Cgt préfère appeler les « risques socio-organisationnels » – car ce ne sont pas les salarié·es qui sont en cause, mais bien l’organisation du travail. Paradoxalement, alors que le management devient plus vertical, les directions n’ont jamais tant vanté son caractère « participatif », « collaboratif » ou « bienveillant ».
Les conséquences de ces politiques sont catastrophiques : démotivation et conflits de valeurs conduisent les Ictam à perdre le sens de leur travail. Leurs souffrances psychiques finissent par s’exprimer dans le travail (absentéisme, turn-over) et jusque dans leurs corps (stress, troubles musculo-squelettiques, épuisement professionnel, voire suicides).
Élaborer des plans alternatifs
Le stage de l’Ugict « Stratégies syndicales face au Wall Street Management », formidable outil transmis par les militant·es du spécifique, permet de décrypter ce que le patronat refuse de mettre en débat : les choix et pratiques managériales. Il permet également de mieux visualiser ce qu’est le management alternatif porté par l’Ugict : définition collective de stratégies qui conjuguent les aspects économiques, sociaux et environnementaux, reconnaissance et plein exercice des qualifications et compétences des travailleuses et travailleurs, protection de leur droit d’expression individuel et collectif, etc.
Le travail collectif se poursuit avec la présentation de batailles syndicales, gagnantes ou non, pour en construire les conditions. Durant cette séquence, la présentation par la Cgt-Thales de son projet de filière d’imagerie médicale (8) réjouit systématiquement les stagiaires. Ce projet, débuté en 2012 et en phase aujourd’hui de réalisation concrète, démontre qu’il est possible d’imposer une stratégie industrielle alternative à partir du savoir-faire des salarié·es et de la démarche syndicale de la Cgt.
Utiliser le Radar travail-environnement
Les droits dont disposent les membres du Cse sont également précieux à mobiliser : analyser, avec l’aide d’un cabinet d’expertise, la base de données économiques, sociales et environnementales (Bdese) pour étudier les pistes stratégiques alternatives, rendre un avis négatif sur le document unique d’évaluation des risques professionnels (Duerp) s’il ne mentionne pas les six catégories de facteurs de risques psychosociaux (9), mener des enquêtes accident du travail/maladie professionnelle ou atteinte au droit des personnes (10) sont autant de tactiques mobilisables pour contester les politiques managériales néfastes.
Le Radar travail-environnement, déployé par plus de 100 syndicats Cgt, est l’outil de lutte de l’Ugict le plus complet contre le Wall Street Management. Il permet de mettre à nu la défaillance des directions dans l’anticipation des transitions productives, et de construire un projet social et environnemental alternatif à partir des propositions concrètes des salarié·es.
Pour accompagner syndicalement les travailleuses et travailleurs, l’Ugict a produit des outils qui évitent de tomber dans la culpabilisation des managers et visent à les considérer comme des travailleurs·ses « au même titre que les autres », dont les droits doivent être défendus. C’est le cas du Guide pratique de l’entretien d’évaluation à destination des évalué·es et des évaluateur et évaluatrices. C’est le cas aussi des « sociomètres » issus des travaux de l’Ufict-Services publics pour analyser les politiques managériales (11). L’un de ces sociomètres est dédié aux « encadrant·es », à la fois vecteurs et victimes des politiques managériales.
Pour un « droit de refus et de proposition alternative »
La bataille syndicale doit nous permettre de gagner de nouveaux droits pour imposer un management alternatif respectueux des salarié·es et des besoins sociaux, économiques et environnementaux. Nous pouvons pour cela nous appuyer sur de précieux exemples de terrain.
La revendication par la Cgt-Thales d’un « droit de retrait éthique » portée au sein du groupe dès septembre 2024 pour protester contre ses ventes d’armes à Israël vient nourrir la proposition de l’Ugict, soutenue par 56 % des cadres (12), de disposer d’un droit de refus et de proposition alternative garanti par la loi. Ce droit individuel viendrait compléter le droit de veto stratégique que la Cgt défend pour les Cse (13).
Autre exemple : l’analyse des pratiques professionnelles, mise en œuvre dans les métiers du social. Ce processus permet aux professionnel·les d’échanger sur leurs difficultés et leurs pratiques sur le temps de travail, sans conséquence sur la carrière ou le salaire, à l’opposé des méthodes induites par les processus d’évaluation professionnelle actuels.
Défendre les retraites pour freiner la financiarisation de l’économie
Le rôle qu’a joué la réforme des retraites aux États-Unis en 1974 permet de mesurer l’impact que peut avoir le recul de la retraite par répartition en France. La bataille des retraites est donc centrale pour lutter contre la financiarisation de l’économie, et les politiques managériales qui en découlent.
Dans cette bataille, la défense du niveau de pension des cadres et professions intermédiaires doit être une priorité. Pourquoi ? Parce que la baisse tendancielle du niveau de pension de ces catégories (14) risque de les jeter en premier dans les bras de la retraite par capitalisation. Or, gagner une retraite solidaire de haut niveau pour les travailleuses et travailleurs qualifié·es à responsabilité permettrait de « combattre à la source » les risques auxquels nous expose le capitalisme financiarisé, tout en créant quelques-unes des conditions nécessaires à l’avènement d’un management alternatif.
Agathe Le Berder est secrétaire générale adjointe de l’Ugict-Cgt, copilote du pôle « cadres »
- Jean-François Bolzinger, Rassembler le salariat. Histoire du syndicalisme spécifique Ugict-Cgt, L’Atelier, 2023, 17 euros.
- Les Économistes atterrés, « La répartition de la valeur ajoutée », 29 juin 2023.
- La réécriture du Code du travail imposée par le patronat en 2008 lui a permis de faire supprimer une avancée obtenue par la loi du 16 juillet 1971 qui imposait aux conventions collectives le fait de faire figurer « les éléments essentiels servant à la détermination des classifications professionnelles et des niveaux de qualification et notamment les mentions relatives aux diplômes professionnels ou à leurs équivalences ».
- Jean-François Bolzinger, « Les cadres et la RTT au tournant des années 2000 », trimestriel Options n°676, printemps 2023.
- Ires, « Un capitalisme sous perfusion », octobre 2022.
- 67 % des cadres ne s’y sentent pas associé·es selon le Baromètre cadres Viavoice-Secafi 2025.
- Baromètre cadres Viavoice-Secafi 2024.
- Michel Pernet, Quand la Cgt soigne l’industrie du médical, Le temps des cerises, à paraître en septembre 2025.
- Ces six catégories sont : (1) l’intensité et la charge de travail, (2) les exigences émotionnelles, (3) le manque d’autonomie, (4) les rapports sociaux au travail dégradés, (5) les conflits de valeurs, (6) l’insécurité de la situation de travail.
- Articles L. 2312-13 et L. 2312-59 du Code du travail.
- Ufict-Services publics, Abécédaire du management (2017) et Guide de survie au management (2018).
- Baromètre cadres Viavoice-Secafi 2024.
- « “Dans les entreprises, les CSE doivent avoir des pouvoirs bloquants” : proposition de Sophie Binet, secrétaire générale de la Cgt », Libération, 18 novembre 2024.
- Au début des années 1980, un cadre moyen partait en retraite avec 72 % net de son salaire net pour 37,5 annuités cotisées. Né en 1996, le même partira, à réglementation inchangée, après 43 années de cotisation, avec 51,4 % net de son dernier salaire net, soit une baisse de 20 points (Source Agirc-Arrco, Dt 2021-87)