Samuel Bouron est maître de conférence en sociologie à l’université Paris-Dauphine. Dans son dernier livre, Politiser la haine, il revient sur la course au buzz des chaînes d’info en continu et l’instrumentalisation des faits divers par la mouvance identitaire pour faire passer ses idées dans les médias les plus mainstream et imposer sa grille de lecture de l’actualité.
– Options : En 2010, vous avez enquêté en immersion pendant un an au sein d’un collectif identitaire1. Aujourd’hui, vous continuez à étudier cette mouvance. Quelles évolutions observez-vous dans son rapport aux médias ?
– J’ai observé une volonté beaucoup plus forte, à travers l’essor de groupes comme Génération identitaire ou Némésis, de s’extraire d’une activité groupusculaire et hors du monde. En 2010, les cadres, qui venaient de la scène musicale d’extrême droite et du hooliganisme, évoluaient dans une logique de bande, avec des codes très spécifiques et vite repérables. Depuis, ils ont voulu conserver cette dimension contre-culturelle, mais en la rénovant, pour s’adresser à un plus large public.
Il y avait un vide entre, d’un côté, les professionnels de la politique – le Front national – et, de l’autre, des groupuscules marginaux. Les identitaires ont occupé cet espace en se spécialisant dans une communication ajustée aux nouveaux médias : réseaux sociaux, chaînes d’info en continu. Ils ont su s’adapter à leurs logiques commerciale et d’audience. Puis le développement d’un écosystème médiatique qui leur est favorable, autour de l’empire Bolloré, a produit une convergence forte entre différents groupes identitaires qui, aujourd’hui, ont les mêmes lieux de sociabilité, s’informent à travers les mêmes médias. Cela unifie leur vision du monde.
– Cet alignement des groupuscules d’extrême droite est-il un prélude au projet de Bolloré de grande union des droites ?
– Il y a toujours eu une stratégie dite « métapolitique », développée dans les années 1960 par le Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne (Grece), pour adapter les idées d’extrême droite au monde contemporain. L’idée, inspirée de Gramsci, était de gagner la bataille des idées avant de gagner les élections ; les identitaires l’ont reprise. Leur innovation a été de systématiser les actions de rue pour attirer l’attention des médias et placer leur vision, leur « cadrage » au centre du débat public.
Par exemple, la « soupe au cochon », en 2004, installait un clivage entre « nous » (Français non musulmans) et « eux ». Ils ont rejoué ce clivage à travers des actions symboliques successives, relayées sur les réseaux sociaux et dans les médias audiovisuels.
Un autre élément a été la réorientation de leur racisme prioritairement contre les musulmans et l’islam, plutôt que contre les juifs. Cela leur a permis de constituer des alliances avec une partie des penseurs se réclamant de la laïcité, comme le Printemps républicain ou Caroline Fourest, qui voient un danger dans le « communautarisme musulman ».
La Manif pour tous, en 2013, a entraîné une convergence entre la mouvance identitaire et les catholiques traditionalistes, le catholicisme devenant un moyen de défendre les « racines culturelles de la France ». Les identitaires sont peu à peu devenus dominants à l’extrême droite, avec des termes comme « grand remplacement » ou « remigration » repris par Éric Zemmour et Jordan Bardella.
L’idée d’une incompatibilité fondamentale entre le monde musulman et une « race blanche » occidentale est devenue plus largement consensuelle et est reprise, y compris par des ministres issus du gaullisme comme Gérald Darmanin.
– C’est sans doute le phénomène Éric Zemmour qui a le plus contribué à la diffusion de ce nationalisme identitaire…
– Éric Zemmour est un intellectuel peu crédible auprès des historiens, typique de ces fast thinkers qui percent grâce à leur capacité à échafauder des points de vue transgressifs et radicaux. Il a bâti sa réputation chez Laurent Ruquier, puis sur CNews, en attaquant « l’idéologie woke » et la pensée féministe.
L’émergence des chaînes d’information en continu a créé beaucoup de temps d’antenne, qu’il faut remplir. D’où la multiplication des émissions de plateau et des talk-shows où des personnages tels qu’Éric Zemmour peuvent s’épanouir. Et sur les réseaux sociaux, les algorithmes favorisent les propos expéditifs, plus facilement viraux. Tout cela déplace le centre de gravité de l’espace médiatique ; la presse traditionnelle est moins incontournable pour émerger politiquement.
– L’affaiblissement de l’audiovisuel public et la production journalistique low cost sont donc une aubaine pour les identitaires ?
– Les codes et les logiques ne sont pas les mêmes selon les canaux. Pour BFM, il faut raconter une histoire pour capter l’audience, tandis que pour Le Monde ou France 2, le sérieux journalistique prime. Néanmoins, il y a une tendance lourde en faveur de l’audiovisuel et de l’urgence – même dans Le Monde, il y a de l’info en continu –, et c’est sur ce terrain que les identitaires agissent.
Le 13 juin 2020, quand Génération identitaire déploie une banderole « White Lives Matter » lors d’une manifestation antiraciste, cela donne une bonne histoire à raconter aux médias en ligne, générant du buzz. Alors qu’ils sont très peu nombreux (12 militants pour cette action), ils font autant de bruit que les milliers de manifestants antiracistes présents dans la rue. Mais l’impact médiatique prime sur le factuel ou la qualité de l’analyse ; c’est aussi ce que fait Némésis en allant à quelques-unes faire de la provocation dans les manifestations féministes pour capter la lumière.
– Pourquoi la gauche ou le syndicalisme ne s’emparent-ils pas de ces outils ?
– La construction du discours identitaire ne se fait pas sur l’expertise ni sur l’argumentation, mais sur l’émotionnel. Ils privilégient l’opposition « nous et eux », nourrissant une polarisation affective qui consiste à manifester sa détestation des militants de gauche, des féministes, des « wokes » ou des musulmans. Ces derniers sont souvent dépeints comme des agresseurs sexuels ou des profiteurs, tandis que les identitaires se positionnent du côté de la respectabilité et de la « normalité ».
Ils excitent les affects en désignant un ennemi personnel, ce qui procure un soulagement émotionnel, mais enferme dans une forme de mélancolie et de haine de l’autre. À gauche, la logique est inverse : on essaie de comprendre les logiques structurelles, économiques, sociales, liées au capitalisme, à l’exploitation, au système patriarcal, qui conduisent aux maux sociaux. Ces concepts sont plus abstraits. La gauche cherche à politiser les causes et à comprendre les origines profondes, prend du temps pour s’appuyer sur des faits, ce qui est mal adapté à l’urgence médiatique. Le problème, ce n’est pas que la gauche a de mauvais communicants, c’est que l’espace médiatique favorise structurellement l’extrême droite.
– Est-ce que le profil social des journalistes dans les télés et radios joue un rôle ?
– Le monde journalistique est majoritairement blanc, parisien et diplômé de l’enseignement supérieur, avec très peu de personnes issues de la grande banlieue, des milieux ouvriers ou employés, ou des milieux ruraux appauvris. De même, il y a peu de musulmans dans les médias, et on leur y donne très peu la parole. L’archétype véhiculé, c’est celui de la femme musulmane voilée, objet de panique morale, mais invisible à l’écran. Les personnes issues de l’immigration sont déshumanisées, sans possibilité d’empathie.
Le traitement médiatique des « apéros saucisson-pinard » en 2010, en témoigne. Une militante identitaire s’était faite passer pour une habitante du quartier de la Goutte-d’Or pour se plaindre de l’« islamisation ». Suite à quoi, une partie des médias a adopté le cadrage des identitaires en enquêtant sur le « grand remplacement », accréditant ainsi leur vision des choses.
– La tentation qui existe parfois, à gauche, de reprendre le cadrage de l’extrême droite, est-elle motivée par une recherche d’audience ou de respectabilité, même illusoire ?
– La capacité de l’extrême droite à imposer ses cadrages fait que des personnalités de gauche sont tentées de les reprendre pour être visibles. C’est un effet pervers d’enfermement qui empêche la gauche d’imposer ses propres cadrages. Si on discute politique à partir des présupposés de l’extrême droite, la bataille est perdue d’avance.
La capacité à être respectable pour quelqu’un de gauche sur un plateau comme celui de Cyril Hanouna est très faible ; il sera renvoyé à des stigmates préfabriqués. Dans certaines régions rurales désindustrialisées, la droite l’a emporté, les notables de gauche sont absents, et la gauche est associée aux « cas sociaux ».
Dans ces zones, les solutions antifascistes consistent à créer du lien, par exemple en rouvrant des bars pour que les gens se reparlent. Que la relation politique ne se fasse plus uniquement via les médias, mais par la reconstruction d’un espace commun. Se faire entendre dans les médias est une stratégie qui peut fonctionner, mais elle sera insuffisante. L’enjeu est de s’appuyer sur un tissu associatif et culturel, de créer ses propres médias. À partir de là, on pourra éventuellement peser.
– Comment la gauche peut-elle lutter contre ce système médiatique qui donne de plus en plus la parole à l’extrême droite ?
– Il faut s’intéresser aux aides à la presse et à sa régulation (attribution des canaux, concentration financière). Des journaux antisémites comme Rivarol ont pu bénéficier d’aides publiques indirectes par le passé, avec le taux de TVA réduit (2,1 % pour la presse). La question, c’est l’espace public que nous souhaitons, comment en prendre soin pour la démocratie et avoir le meilleur monde médiatique possible. Cependant, je ne suis pas sûr que le salut vienne ni d’un milliardaire de gauche, ni d’instances comme l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), très libérales et peu coercitives.
Dans l’histoire de la gauche et de l’antifascisme, il y a toujours eu une myriade de petits médias indépendants qui luttent depuis les marges du monde médiatique. Ces médias indépendants connaissent un renouveau avec les podcasts et YouTube. Bien que ne touchant pas un très grand public, surtout pas le public vieillissant des journaux télévisés, leur audience n’est pas négligeable. Consolider ces médias indépendants est une piste.
De façon plus globale, la stratégie doit passer d’un antifascisme défensif – « barrage républicain » contre le RN à chaque élection – à un antifascisme plus offensif et quotidien, en construisant des ponts entre les mondes associatif, syndical, culturel et les partis de gauche. L’objectif est de proposer des alternatives sociales et politiques, sans dépendre de l’agenda imposé par l’extrême droite.
- Samuel Bouron, Politiser la haine. La bataille culturelle de l’extrême droite identitaire, La Dispute, 2025, 160 pages.
- Samuel Bouron, Les Guerriers de la race. Enquête en immersion chez les Identitaires, Seuil, 2022, 288 pages.
