« Les patrons de la tech conspuent l’État qui pourtant les chouchoute »

Peut-on s'étonner du ralliement de figures majeures de la Silicon Valley à l'administration Trump? Ce serait oublier que, depuis longtemps, la Californie a choisi le camp des réactionnaires et des libéraux fondamentalistes. Entretien avec l'historienne Sylvie Laurent.

Publié le : 27 · 06 · 2025

Temps de lecture : 6 min

En mai 2025, à New York, manifestation de protestation contre les milliardaires de la Tech, à l'occasion d'un salon consacré à Tesla. Zuma Press/MaxPPP/MaxPPP

– Dans notre imaginaire, la Californie et notamment la Silicon Valley sont associées au progressisme. Pourquoi ?

– Nous avons tous été nourris par l’imaginaire véhiculé par le cinéma américain. Hollywood a été une extraordinaire usine à images sur la Californie, ses plages, ses palmiers, une certaine forme d’anticonformisme et de liberté. Elle nous apparaît comme un bout des États-Unis où, plus qu’ailleurs dans le pays, existerait un souci pour la justice sociale, l’égalité mais aussi l’environnement. Puis, d’une certaine façon, on a associé la Californie à l’industrie de la tech qui s’y est déployée depuis des années 1960 et pénétré nos existences à partir des années 2000. L’État californien devait forcément être en cohérence avec le credo de cette industrie qui semblait nous proposer des outils de liberté et d’émancipation. 

– En quoi cette image est-elle une illusion ?

– Durant la Seconde Guerre mondiale puis sous la Guerre froide, le gouvernement a financé massivement la défense nationale, et des quantités astronomiques d’argent ont été déversées sur la Californie, qui est devenue l’usine d’armement du pays. À partir de là, la Californie et sa population se sont perçues comme l’incarnation des « valeurs de l’Occident » (la propriété privée, le droit d’accumuler sans frein, le libre marché…) face à l’Union soviétique. Toute volonté de réguler ou de redistribuer y a été qualifiée de « socialiste », « communiste », tyrannique… Entre l’armée et l’industrie de l’armement d’un côté, l’idéologie de la propriété privée et la haine de l’État interventionniste de l’autre, la Californie est devenue le terreau parfait pour un politicien comme Ronald Reagan, anticommuniste farouche – pour ne pas dire paranoïaque – taxant de dérive autoritaire toute forme de redistribution et de politique sociale. Il fut élu gouverneur de la Californie en 1966, réélu en 1970, et s’empara de la présidence des États-Unis en 1981. Plus tard, à partir des années 1990, la Californie vota des lois contre les immigrés, contre les gens qui vivaient dans la rue, contre l’école publique…

– Vous faites le lien entre cette idéologie libérale réactionnaire et ce que l’on nomme le libertarianisme, auquel se réfèrent des figures de la tech américaine. Que quoi s’agit-il ?

– Le libertarianisme, dont on parle aujourd’hui pour les États-Unis, y est apparu après la Deuxième Guerre mondiale, en réaction à l’Union soviétique et aux expériences social-démocrates en Europe. Il a été introduit en particulier par des émigrés venus d’Europe qui prônaient une version fondamentaliste du libéralisme. Là où les libéraux estimaient nécessaire un minimum de régulation par l’État, eux affirmaient au contraire que la seule règle acceptable était celle du capitalisme, toute entrave au désir de l’individu d’accumuler et de vendre – même ses organes, si bon lui chante – apparaissant comme une atteinte à la liberté. 

Ce discours a beaucoup plu aux entrepreneurs de la Silicon Valley, car il excluait toute idée de régulation, donc d’impôt. La high tech est très liée à l’armement et à la sécurité, un domaine forcément encadré. Or, pour les patrons de la tech, les ingénieurs doivent pouvoir faire absolument tout ce qu’ils veulent, puisqu’ils possèdent le savoir. C’est cette revendication de liberté totale qui les rapproche des thèses libertariennes. Évidemment, on voit tout de suite que c’est une couverture idéologique pour leur volonté de jouir d’une licence absolue. Ils veulent avoir le droit de polluer, d’exploiter les travailleurs, etc.

– Cette détestation de l’État, qui va jusqu’à combattre l’école publique, est un trait d’union entre ces élites économiques et d’autres parties de l’électorat trumpiste…

– En Californie, en particulier dans les années 1990, une guerre a été menée contre l’école publique. Des patrons de la tech y ont participé, y compris Steve Jobs, d’Apple. En tant que libertariens, ils revendiquent la liberté d’enseigner ce qu’ils veulent à leurs enfants. Ce qui les place aux côtés des chrétiens fondamentalistes et des suprémacistes blancs du Sud qui, eux aussi, détestent l’État et son école. Parce que l’État a imposé la fin de la discrimination raciale, l’enseignement de la théorie de l’évolution à l’école, la scolarisation de tous les enfants quelles que soient leurs origines sociales. Tous détestent l’instruction publique – Trump parle d’en supprimer le ministère – car elle symbolise une forme d’égalitarisme qui les insupporte. Le reste de l’humanité n’intéresse pas les libertariens. Ils considèrent qu’il existe une élite des meilleurs. Si vous avez réussi, que vous êtes devenu ingénieur chez Google ou chez Palantir, c’est que votre intelligence est supérieure. Vous n’avez pas à vous en excuser ni à payer des impôts pour les autres. De même, s’il n’y a que des hommes blancs dans leur entreprise, c’est simplement parce qu’ils sont meilleurs. Donc, rien ne justifie les mesures pour diversifier le recrutement. C’est l’idée qu’ils méritent de dominer le reste de la population. C’est un déni des inégalités : les mal lotis ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes.

« Tous détestent l’instruction publique (…) car elle symbolise une forme d’égalitarisme qui les insupporte. »

Sylvie Laurent

– Vous soulignez une hypocrisie : ils conspuent l’État mais en sont les premiers bénéficiaires.

– Jusqu’à la fin de la Guerre froide, l’argent du Pentagone, des services de recherche, et les bourses universitaires de l’État ont financé l’innovation de la Silicon Valley. Puis, à partir des années 1990, sous Bill Clinton, celle-ci a bénéficié d’une autre forme de soutien, législatif : le gouvernement a fait sauter tout ce que la Silicon Valley jugeait être un frein à son développement – par exemple l’interdiction de la diffusion de pornographie sur Internet. Plus récemment, dans le cadre des tarifs douaniers prohibitifs imposés par Trump, le numérique a bénéficié d’une clause d’exception. Les patrons de la tech conspuent l’État américain, qui pourtant les chouchoute et auquel ils doivent une bonne part de leur réussite.

– Peut-on faire un parallèle entre la situation des États-Unis et la montée des extrêmes droites en Europe ?

– Une telle alliance entre le secteur le plus puissant de l’économie et l’extrême droite n’existe pas en Europe pour la simple raison qu’aucun secteur économique n’y est puissant à ce point. Mais ce que je constate, c’est que les patrons d’extrême droite issus de la tech sont reçus en Europe, qu’on les écoute et qu’ils donnent des conseils au parti Vox en Espagne, à l’Afd en Allemagne, à Reform Uk en Angleterre, etc. Les partis « centristes » ne semblent pas s’en inquiéter. Comme quand la France déroule le tapis rouge aux start-ups américaines, sans se soucier du fait qu’elles ne sont pas neutres politiquement.

Propos recueillis par Marion Esquerré

Marion Esquerré

Pour aller plus loin :