Propos recueillis par Valérie Géraud
— Options : L’université d’Aix-Marseille a accueilli ses premiers scientifiques empêchés de travailler aux États-Unis, et le président Macron envisage une dotation spécifique de 100 millions d’euros dans le cadre du programme Choose France. Les établissements publics ont-ils les moyens de cette solidarité ?
— Claudia Gallina : Cette démarche représente un acte de solidarité évident. Cependant, faire des ponts d’or aux chercheurs privés de travail aux États-Unis, alors même qu’on nous demande de nous serrer la ceinture en limitant nos budgets et nos rémunérations par le gel du point d’indice, avec des grilles ne correspondant pas à celles des hauts fonctionnaires français de même niveau, ce n’est pas acceptable. Nous ne sommes pas moins performants. Et pourquoi ne pas accueillir aussi les ingénieurs et techniciens jetés à la rue par la politique de Trump ? L’élitisme de la démarche montre le peu de cas que nos dirigeants font des personnels de soutien à la recherche, considérés au mieux comme du « matériel humain ». Ce qu’ils n’ont toujours pas compris, c’est que la recherche est un travail d’équipe pour lequel tous les rouages sont indispensables.
— Patrick Boumier : L’exemple de l’Ifremer est caricatural. Lorsque le gouvernement américain a interdit aux chercheurs de l’Agence d’observation océanique et atmosphérique (Noaa) de travailler avec l’Ifremer, le ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche a ordonné que l’institut les accueille. Les collègues de l’Ifremer ont été choqués et se sont indignés, au regard des conditions de travail très dégradées dans leurs laboratoires. Quand nous sommes allés tirer la sonnette d’alarme au ministère à propos de cette situation, le directeur de cabinet adjoint a simplement osé dire que nous manquions de hauteur de vue dans nos analyses.
— La liberté académique vous semble-t-elle également entravée ou menacée en France ?
— Patrick Boumier : Elle est attaquée de plusieurs façons, depuis l’intrusion directe – quand, par exemple, la ministre Frédérique Vidal a accusé la Recherche d’être gangrenée par l’« islamo-gauchisme » –, jusqu’aux entraves plus sournoises, notamment via les systèmes d’évaluation. Mais on peut aussi citer la réduction de la proportion d’élus dans les instances, ou la place croissante accordée aux appels à projets pour orienter les sujets de recherche. Si l’obscurantisme n’est pas aussi présent qu’aux États-Unis, les intérêts économiques peuvent s’immiscer dans les choix scientifiques, avec des conséquences parfois dramatiques, comme en témoigne l’abandon des recherches sur les coronavirus en France quelques années avant l’irruption du Covid-19.
— Claudia Gallina : L’Agence nationale de la recherche, créée en 2005, avait en effet rejeté les projets dédiés, considérant que les coronavirus ne provoqueraient jamais que des infections légères de type rhume, négligeant totalement la capacité des virus à muter…
— Patrick Boumier : Les contrats d’objectif de moyens et de performances deviennent incontournables pour bénéficier de dotations budgétaires, et le ministère tente même d’y intégrer la masse salariale ! Mais comment arbitrer une performance scientifique ? Selon quels critères, et qui en décide ? C’est toute la question de l’évaluation qui, selon le Sntrs-Cgt, doit être collégiale, effectuée par des pairs en majorité élus, et reliée au collectif de travail : tout le contraire de l’évaluation effectuée par le Haut conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur. De façon générale, les entraves administratives et sécuritaires à une recherche indépendante sont facilitées par la complexification de nos métiers. Un exemple particulièrement inquiétant est l’instauration de « zones à régime restrictif » (Zrr). Au début, limitées à une pièce hébergeant des données ou des substances sensibles, les Zrr s’étendent désormais à des bâtiments, voire à des sites entiers. Dans ces zones, tout est soumis à l’autorisation du « fonctionnaire sécurité défense », y compris les visites de collègues et les recrutements. Une étudiante, militante écologiste, l’a récemment appris à ses dépens, en étant déclarée indésirable pour effectuer un contrat sur un sujet pourtant prioritaire.
— Claudia Gallina : La parole des agents est étroitement encadrée. Des chartes de prise de parole et des lignes directrices pour communiquer dans l’espace public ont été éditées. On peut y lire : « L’agent qui s’exprime doit le faire en stricte considération de son domaine de compétences ou d’expertise. Celui-ci correspond par exemple, pour un chercheur, aux thématiques sur lesquelles il est évalué. » Un chercheur ne pourrait donc pas s’exprimer sur une thématique qu’il connaît bien mais pour laquelle il n’est pas évalué ? Sur une méthodologie de travail ? Autre recommandation : « Il est préférable de décliner une intervention médiatique […] si celle-ci […] implique l’expression d’une opinion personnelle ou d’un commentaire politique. » Impossible donc de dénoncer une politique qui ne donnerait pas les moyens de faire correctement son travail et qui mettrait en danger la recherche en France ?
« Les entraves administratives et sécuritaires à une recherche indépendante sont facilitées par la complexification de nos métiers. »
— Quelles vous semblent les actions les plus urgentes à mener pour relancer la recherche en France ?
— Claudia Gallina : Le plus urgent est de redonner du sens et de la sérénité à nos métiers, ce qui implique plusieurs choses : un retour à des financements récurrents ambitieux ; le recrutement de milliers d’agents sous statut de fonctionnaires ; l’arrêt des menaces sur les missions, voire sur l’existence même des organismes nationaux de recherche par leur transformation en « agences de programme ». L’assujettissement de la recherche à des sujets à la mode, ou rapidement lucratifs, à des intérêts privés locaux, favorise une vue à court terme, en contradiction avec la méthode scientifique, qui nécessite un temps long. En 2023, les efforts de recherche ne représentaient plus que 2,18 % du Pib, et la part de la recherche publique stagnait, une part des budgets disponibles étant phagocytée par le Crédit impôt recherche (Cir), qui sert essentiellement d’outil d’optimisation fiscale aux entreprises. Le Cir est la première dépense fiscale du budget de l’État, estimée à 7,858 milliards d’euros pour 2024. Il profite essentiellement à de grandes entreprises comme Sanofi qui, tout en empochant 100 millions d’euros en moyenne par an, supprime des pans entiers de sa R&D et licencie les personnels qui y travaillent. Malgré ce « soutien financier », Sanofi a été incapable de produire un vaccin contre le Covid, ce qui est scandaleux, mais pas étonnant.
— Patrick Boumier : Le pilotage de la recherche est vital, car il impulse les choix de société qui nous permettront de nous donner ou pas les chances de répondre, au moins en partie, aux grandes questions qui se posent sur tous les fronts de la connaissance. Comme le Sntrs-Cgt l’écrit dans son orientation, « Sacrifier la recherche fondamentale constitue un véritable suicide intellectuel, économique et écologique… ».
— Quelles sont les marges de mobilisation pour améliorer les choses ?
— Patrick Boumier : La mobilisation du début 2025 contre le projet « Cnrs Key-Labs » fut un beau démenti au discours qui prétend qu’il ne sert à rien de se mobiliser dans le secteur de l’Enseignement supérieur et de la recherche quand les étudiantes et étudiants ne sont pas dans la rue ! Quand les revendications sont claires et que l’action se déroule là où les décisions sont prises, la mobilisation peut payer. Ce projet de stigmatisation des trois quarts des laboratoires avait fait l’unanimité contre lui, mais il faut bien avoir à l’esprit que le rassemblement massif et unitaire initié par le Sntrs-Cgt a été décisif dans le recul de la direction du Cnrs.
— Que diriez-vous aujourd’hui à un jeune qui veut travailler dans la recherche ?
— Patrick Boumier : « Tente ta chance ! Ne prends pas le risque d’avoir des regrets ! » Si, il y a quarante ans, j’avais écouté les personnes qui me répétaient qu’il n’y avait pas de débouchés en astrophysique, je ne serais pas chercheur aujourd’hui ! Si j’ai réussi le concours de chercheur à temps plein au Cnrs, c’est aussi que je suis tombé au bon moment – le démarrage d’un projet international de sonde spatiale d’observation du Soleil –, au bon endroit – un laboratoire ayant la responsabilité scientifique d’une expérience embarquée à bord de cette sonde –, et avec les bonnes personnes — professeur·es et encadrant·es encourageant·es… Les planètes furent ainsi bien alignées pour moi ; d’autres n’ont pas eu cette chance.
Certes, outre les contingences « planétaires » exprimées plus haut, le parcours du combattant reste le même : formation très longue, de dix à quinze années après le bac selon les disciplines et le sujet de doctorat ; enchaînement de périodes postdoctorales à l’étranger ; périodes de précarité éventuelles, et un statut de fonctionnaire pas forcément assuré. Les conditions de travail et de rémunération ne sont pas à la hauteur des efforts effectués, d’autant que s’accentue la concurrence entre labos pour obtenir des financements, et qu’un système de primes vient accroître l’individualisation des salaires.
— Claudia Gallina : Faire un métier que l’on a choisi par passion, que l’on soit chercheur, technicien ingénieur, est une source d’épanouissement formidable. Dans les années 1970-1980, on me disait qu’il ne fallait pas s’engager dans des études en informatique, qu’il n’y avait pas d’espoir d’y trouver un travail. Si j’avais écouté ces conseillers si peu clairvoyants, je m’en serais mordu les doigts. S’engager dans la recherche aujourd’hui semble un défi, mais ceux qui prétendent qu’il ne faut pas le faire sont sans doute les mêmes qui se trompaient au sujet de l’informatique…
Patrick Boumier et Claudia Gallina : La leçon à ne jamais oublier : la recherche fondamentale, c’est fondamental !