Enseignement supérieur : Polytechnique sous l’emprise des multinationales

Un rapport alerte sur l’influence croissante des grandes entreprises au sein de l’X. La grande école, retranchée derrière le « secret des affaires », maintient l’opacité sur ses partenariats. Le 3 octobre 2025, une décision du Conseil d’État lui a donné raison. 

Publié le : 10 · 10 · 2025

Temps de lecture : 7 min

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Babouse

Importance accrue des financements privés, orientation des recherches… Le rapport « Polytechnique, une école d’État sous emprise » éclaire « l’emprise croissante des intérêts privés sur l’enseignement supérieur et la recherche publics à travers l’étude d’un cas particulièrement emblématique. » L’enquête a principalement été menée par un ancien élève, Romain Poyet, pour l’Observatoire des multinationales.

Chargée de former des ingénieur et ingénieures qui serviront l’État, l’École polytechnique a le statut d’établissement public à caractère scientifique. Sous la tutelle du ministère des Armées, elle bénéficie de financements publics particulièrement importants. Alors que l’Université reçoit en moyenne de 4 000 euros à 10 000 euros par élève et par an, ce montant grimpe à 36 000 euros pour l’École polytechnique. Sur ses 200 millions d’euros de budget annuel, 119 millions venaient en 2023 du ministère des Armées, 23 millions d’autres sources publiques.

Des financements privés à hauteur de 15 %

Mais l’X est aussi « étroitement liée au monde des grandes entreprises » : 15 % de ses financements viennent du privé, et passent pour l’essentiel par une structure privée, la Fondation de l’École polytechnique, principalement administrée par d’ancien·es élèves devenu·es cadres dirigeant·es de grandes entreprises du Cac 40. Une récente levée de fonds de 200 millions d’euros sur cinq ans « laisse craindre une dépendance accrue de l’École au bon vouloir des financeurs ».

Dans un contexte où les financements publics sont en baisse, cette manne venue du privé oriente les sujets de recherche. Le rapport parle de « financement ciblé de cursus ou de laboratoires ». TotalEnergies est ainsi le fondateur et principal collaborateur de la chaire « Défis technologiques pour une énergie responsable », tandis que la chaire « Integrated Urban Mobility » est financée par Uber.

L’écologie, quantité négligeable

Le document de l’Observatoire des multinationales critique également les start-ups portées par de jeunes diplômé·es et financées par les ancien·nes élèves dans le cadre d’un fonds nommé Polytechnique Ventures, hors de tout contrôle de l’État. La plupart de ces start-ups ont une utilité sociale faible, parfois inexistante. Certains vont même « à rebours des enjeux de transition », a expliqué Romain Poyet à Reporterre« Le premier critère de sélection » est« le potentiel de croissance économique », affirme le rapport, ajoutant que « l’analyse des objets des start-ups financées montre que l’essentiel ne poursuit pas d’objectifs sociétaux, voire va à contre-sens de ceux-ci. » Il cite par exemple un service d’IA pour la finance ou une solution de stockage robotisée pour hubs logistiques et entrepôts.

Le rapport dénonce la dissonance entre la communication de l’X sur ses engagements sociétaux et le « nombre très limité d’actions concrètes ». Dans les faits, un seul cours obligatoire « vise à donner une vision systémique sur les questions écologiques ». Mais il représente « moins de 3 % du volume d’enseignement du cursus ingénieur » et n’a été mis en place qu’ « à la suite de nombreuses mobilisations étudiantes sur le sujet ».

Sans recul critique sur l’IA

Le centre de recherche Energy4climate, qui se présente comme « le centre interdisciplinaire sur l’énergie et le climat » de l’Institut polytechnique de Paris, travaille quant à lui sur de nombreux sujets « déconnectés des enjeux réels », comme des algorithmes d’IA. À l’inverse, des sujets essentiels mais moins rentables à court ou moyen termes tels que « les transformations structurelles nécessaires à la transition comme la sobriété, la réorganisation des systèmes productifs ou les ruptures institutionnelles sont peu abordés »

Le rapport souligne que de futur·es ingénieur et ingénieures seraient pourtant bien placé·es pour réfléchir à l’impact et aux limites des outils d’IA. Le choix est cependant fait par l’école de « privilégier un développement accéléré porté majoritairement par le secteur privé (IA appliquée à la finance ou à l’optimisation des ventes, par exemple), tandis que la régulation publique, faute de moyens, a du retard. »

Cachée derrière le « secret des affaires »

Ces dernières années, des étudiant et étudiantes ont pris la parole à plusieurs reprises pour dénoncer l’absence de transparence dans la gouvernance de leur école. Celle-ci refuse par exemple de rendre publics des contrats de partenariat noués avec des entreprises privées, comme le lui demande notamment l’un de ses anciens élèves, Matthieu Lequesne, président de l’association Acadamia, qui œuvre à « rendre effectif le droit d’accès aux documents administratifs dans les milieux de l’enseignement supérieur, de la recherche et de la culture ».

Des décisions de la Commission d’accès aux documents administratifs, puis du tribunal administratif de Versailles ont exigé la publication de ces contrats, mais l’école a refusé et saisi le Conseil d’État. Le 3 octobre 2025, la haute juridiction a rendu une décision estimant que la communication de ces conventions de mécénat était susceptible de porter atteinte au secret des affaires des entreprises concernées. Si le conseil reconnaît que ces conventions constituent bien « des documents administratifs, qui sont en principe communicables aux personnes qui en font la demande, sous réserve des demandes abusives », elle considère qu’ils n’ont pas à être rendu publics, stipulant : « De tels documents administratifs ne peuvent toutefois être communiqués qu’à la personne intéressée, lorsque cette communication est de nature à porter atteinte au secret des affaires ». La direction de l’école s’est félicitée de cette décision, qu’elle estime « importante » car marquant « clairement la distinction entre transparence et confidentialité ».

En 2023, des étudiantes et étudiants ont été sanctionné·es pour avoir dénoncé le rôle de certaines firmes. Lors du Forum des entreprises (dit « X Forum »), ils et elles se sont allongé·es sur le sol pendant quelques minutes afin de « symboliser la destruction à laquelle participent la plupart des multinationales présentes sur le forum ». Ils et elles ont écopé d’une sanction de dix jours d’arrêt fermes, pour « nuisance à l’image de l’école » et « manquement à leur devoir de réserve »

Contestation étudiante de plus en plus visible

En avril 2024, lorsque 600 étudiants, étudiantes et ancien·nes élèves, ont adressé une lettre à la direction pour dénoncer les partenariats avec des entreprises liées aux énergies fossiles et demander de profondes transformations, ils et elles ont reçu pour toute réponse un communiqué de presse expliquant que les entreprises étaient à même de « faire évoluer les systèmes productifs à l’échelle internationale ». En juin 2025, des discours écrits par des étudiantes et étudiants en vue de la cérémonie de remise des diplômes ont été refusés par l’administration, notamment un portant sur l’écologie. 

L’un des intérêts de ce rapport est de démontrer que « l’École polytechnique tend à devenir un acteur central d’une fuite en avant technologique ». Il souligne par ailleurs que son cas n’est pas isolé. En décembre 2024, le projet Entreprises illégitimes dans l’Enseignement supérieur (EIES) a été lancé par des étudiantes et étudiants de différents établissements pour fédérer les initiatives locales et « porter un plaidoyer à l’échelle nationale ». Le collectif cartographie les liens d’influence des entreprises privées dans l’enseignement supérieur. En page d’accueil de son site web, il rappelle l’article L. 141-6 du Code de l’éducation : « Le service public de l’enseignement supérieur est laïque et indépendant de toute emprise politique, économique, religieuse ou idéologique. »

Lucie Tourette
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