Douze ans ! Les salarié·es de Trixell-Thales à Moirans (Isère) n’ont pas flanché. Depuis douze ans, soutenu·es par toutes les forces locales, fédérales et nationales de la CGT, ils et elles ont infléchi la stratégie industrielle de Thales, après avoir fait échec à la vente de ses activités d’imagerie médicale en 2012. En douze ans, ils et elles ont convaincu et contraint le groupe à faire l’inverse, à s’impliquer dans la sauvegarde et le transfert au civil de certaines de ses technologies, afin de continuer à innover dans ce secteur où c’est le seul acteur en France – Trixell fournit des composants indispensables à la moitié des appareils de radiologie dans le monde.
C’est ainsi que Thales, le CHU, l’université de Grenoble, le syndicat CGT du groupe et l’UD CGT de l’Isère sont devenus sociétaires de la société coopérative d’intérêt collectif (Scic) Axel, créée le 12 juillet 2024 ! Autant de partenaires qui s’engagent à apporter de meilleures réponses aux besoins des soignant·es et des patient·es, en particulier en matière d’outils de radiologie.
Contribuer à la réindustrialisation
Axel a pour ambition d’être un incubateur, d’accompagner les projets innovateurs susceptibles de contribuer à la réindustrialisation et au maintien des compétences dans ce bassin d’emploi riche en savoir-faire scientifiques et en acteurs de l’électronique, en soutenant des projets par le conseil, l’expertise, voire une aide à la conception de prototypes. Cette longue lutte, Options s’en est souvent fait l’écho sans toujours rentrer dans sa complexité. Elle n’en est pas moins exemplaire à bien des égards, au point qu’elle fait l’objet d’un ouvrage récemment paru cette année : Quand la CGT soigne l’industrie du médical.
Le journaliste Michel Pernet y déchiffre les arcanes techniques, scientifiques, juridiques, financières du dossier, mais s’appuie aussi sur des militants et militantes qui ont incarné ce travail et racontent leurs ressentis, leurs doutes et leurs victoires, au fil des grèves, des colloques, des rencontres avec des scientifiques, des universitaires, des chercheuses, chercheurs, des médecins, des investisseurs et investisseuses, et des responsables politiques.
Les salarié·es peuvent agir pour des alternatives
L’ouvrage s’avère précieux au sens où il peut faire date, constituer un point d’appui pour les militant.es qui se demandent parfois comment le syndicalisme peut peser, et pourquoi il est indispensable de revendiquer une meilleure information des salarié·es sur les finalités de leur travail, et un droit de regard sur la stratégie de leur entreprise. Que ce soit au nom d’une éthique professionnelle, du sens qu’ils et elles donnent à leur travail, de leurs préoccupations à l’égard de l’environnement, de leur utilité sociale ou de l’avenir de leur emploi. Si les dirigeants d’entreprise ne pensent plus qu’en termes de marge à deux chiffres, de bénéfice immédiat ou d’optimisation financière et fiscale, la CGT défend un autre modèle économique et veut prouver que les salarié·s peuvent agir pour que des alternatives se concrétisent.
« Nous ne sommes qu’à la première marche », estime Franck Perrin, cadre technique chez Trixell-Thales, membre de la commission exécutive confédérale et copilote de sa commission Environnement et transformation de l’appareil productif, qui participe à cette aventure. « La diversité des sociétaires et des partenariats crée des synergies nouvelles et stimulantes, avance-t-il. Même si notre structure reste atypique, au point qu’il nous a fallu solliciter le tribunal administratif pour que le tribunal de commerce accepte de l’immatriculer. Il faut croire que cela dérange les schémas habituels de l’entreprenariat d’accepter l’existence d’une entreprise à but non lucratif et basée sur la coopération ! »
Pour une technologie au service du bien commun
Axel emploie deux salariés détachés par Thales, dont un directeur opérationnel, s’apprête à intégrer deux alternants de niveau bac +5, un commercial et un ingénieur, et a, en un an, conseillé et accompagné une quinzaine de start-up dans la conception de projets centrés sur des pratiques médicales. « Nous sommes une petite structure en gestation, au tout début de son développement, mais nous voyons grand car nous n’avons pas d’autre choix que de nous revendiquer à la fois utopistes et réalistes. Pour l’heure, les investisseurs se montrent frileux, à part les communautés de communes (métropole de Grenoble, Voiron, Grésivaudan), qui nous permettent de financer les études et expertises sur les projets que nous soutenons, qui nécessitent plusieurs années de développement. Rien du côté des banques ni de l’État, nous n’avons sans doute pas le profil de la licorne idéale…»
« Accélératrice d’imagerie médicale », la coopérative sollicite les expert.es présents sur son site, chez Trixell-Thales ou parmi ses partenaires scientifiques, universitaires et médicaux. « Nous sommes attractifs et efficaces car notre expertise est unique en France et peu coûteuse. Les start-up que nous soutenons manquent de financements pour développer leurs idées ou réaliser un prototype de leur produit, et c’est cette lacune entre une idée et sa réalisation que nous voulons combler, en reconstituant le chaînon manquant qui permet de donner le temps à un projet de mûrir, ce qui ne nous empêche pas de faire pression sur Thales pour que le groupe investisse plus en R&D. »
D’où vient l’expertise sinon des salariés ?
Dans ce cas particulier, comme le rappelle Sophie Binet en préface de l’ouvrage, contribuer à transférer des technologies développées pour l’armement vers des applications civiles, des services et tout particulièrement le soin et la santé, c’est en tous points l’affaire de la CGT. Cela contribue au progrès social, à l’égalité et à la démocratie, mais aussi à une transition écologique juste, qui anticipe sur les troubles qu’engendrerait une dégradation irréversible des équilibres environnementaux.
Pour assurer en quelque sorte la paix et le bien-être de tous, Franck Perrin y insiste, le syndicalisme et les salarié·es doivent retrouver des droits d’expression et du pouvoir d’agir dans leur entreprise, un droit de regard sur sa stratégie, pour maîtriser leur avenir et peser sur les choix de société. « C’est peut-être utopique, mais avons-nous d’autres solutions que de faire le job quand ceux qui devraient assurer le développement des emplois de demain restent inertes ? À notre échelle, que nous espérons de plus en plus étendue, nous voulons poser un autre regard sur l’activité économique et l’industrie. Thales aurait voulu se recentrer sur son soi-disant cœur de métier, en bradant un savoir-faire acquis pendant des décennies et une activité rentable, quitte à la voir disparaître si c’est l’intérêt d’un concurrent qui la rachète. Nous sommes, à l’opposé, attachés à une activité économique réelle et pérenne. »
Axel, think tank et incubateur à la fois
Au moment où plusieurs enquêtes établissent qu’en France, le management s’avère particulièrement autoritaire et néfaste pour la santé, et où nombre de jeunes diplômé·es expriment leur rejet des pratiques des entreprises, il serait temps de redonner aux salarié·es de l’espace pour réfléchir à leur travail et faire des propositions pour l’améliorer. Pour les entreprises, se passer de ce vivier finira par devenir un handicap irréversible. Et pour les salarié·es, perdre de vue les stratégies – souvent court-termistes – de leur entreprise, c’est aussi risquer d’en devenir les victimes.
Think tank et incubateur à la fois, Axel poursuit son chemin pour bousculer les immobilismes. « Pour l’heure, explique Franck Perrin, nous voulons nous installer dans la durée, concrétiser une vingtaine d’embauches en 2026 et faire en sorte de disposer d’une unité de production sur le site de Moirans. Et œuvrer à ce que les projets que nous soutenons se traduisent par la commercialisation de produits utiles. » Les réflexions qui ont donné naissance à Axel ont par exemple contribué au développement d’IRM nomades, plus petits et moins impressionnants pour les patient.es, mais aussi plus pratiques car transportables – à domicile, dans les Ehpad, dans un camion de pompiers. D’autres projets sont en cours de développement, qui améliorent la précision des images et les diagnostics, dans le domaine de la robotique, de l’IA, des techniques par ultrasons, des diagnostics PCR.
Le syndicalisme, par nature, crée des ponts
L’ambition d’Axel est aussi de prouver que, dans tous les secteurs, on peut croiser les idées et les réflexions pour développer de nouvelles solutions aux besoins sociaux. Une réflexion commune est en cours, par exemple, avec les pompiers et les personnels de l’Office national des forêts, pour transférer les technologies militaires de lâchers d’obus en les chargeant de produits dispersants contre les incendies ! Le syndicalisme, par nature, crée des ponts entre les métiers, les qualifications, les filières : il dispose de sérieux atouts pour mettre en marche de telles dynamiques de transformation des écosystèmes économiques, et pourrait en particulier s’appuyer sur le développement de Scop et de Scic.
Il s’agit de créer de la richesse et de l’emploi, d’opérer à la fois une révolution industrielle et culturelle, en s’appuyant sur d’autres valeurs. Axel envisage par exemple de faire signer une charte sociale aux start-up qu’elle soutient, charte qui garantirait notamment la qualité des emplois et des salaires créés, et pourquoi pas une sorte de Sécurité sociale professionnelle territoriale pour les intérimaires du bassin d’emploi. Ambitieux certes, mais inspirant.
- Michel Pernet, Quand la CGT soigne l’industrie du médical, Le temps des cerises 2025, 253 pages, 18 euros.
- Voir aussi Imageriedavenir.fr
