Les décors fantasmés des start-up américaines ne se sont jamais accordés avec la réalité. Les cafés gratuits, l’illusion d’un management horizontal entre « associates » et d’une réelle autonomie ont fait long feu face aux besoins de contrôle du patronat.
À la demande du siège américain du groupe, la direction d’Amazon France a balayé d’un revers de main les accords et chartes télétravail en vigueur, imposant un retour au bureau cinq jours par semaine, sans négociation. Une démarche verticale classique, similaire à celle de nombre d’entreprises qui reviennent sur un acquis entré dans les mœurs.
Le retour au bureau « pour manger ensemble »
Tout commence avec une annonce découverte dans la presse. Le 16 septembre 2024, les cadres d’Amazon France apprennent dans les médias que l’entreprise supprime le télétravail. Le lendemain, un courriel en anglais du PDG, Andy Jassy, confirme la nouvelle. Le retour au bureau est obligatoire, partout, « afin de renforcer la culture d’entreprise ». La stupéfaction est générale.
Dans les mois qui suivent, la direction fait monter la pression pour qu’en mars 2025, toutes et tous les employés soient effectivement revenus sur site. Ça commence par des promesses : on désassigne les postes de travail pour faire du « flex-office », on nomme des « ambassadeurs retour au bureau ». Ça se poursuit par des menaces, plus franches : les promotions seraient refusées aux employés continuant à pratiquer le télétravail. Des messages des ressources humaines martèlent que le télétravail n’est « pas compatible avec la culture d’entreprise ». Lors d’une cérémonie interne mi-octobre 2025, la direction réaffirme sa ligne. La présence au bureau cinq jours par semaine est importante : « Il faut manger ensemble. » La « culture d’entreprise » et la « bonne ambiance au bureau » deviennent les arguments officiels.
Au siège de Clichy-la-Garenne, le syndicalisme est quasi inexistant chez les cadres. Avant mars 2025, il n’y avait jamais eu d’adhérent CGT. Alors les syndicats et sections CGT des sites logistiques ont décidé d’aller à la rencontre des salarié·es sur place.
Guillaume Robin et Rami Lamouchi de la CGT Amazon, organisent des distributions de tract avec l’union locale CGT de Clichy et le réseau Ugict.. C’est audacieux, et l’accueil est plus que positif. L’enquête, lancée via un QR code apposé sur les tracts, recueille plus d’une cinquantaine de réponses montrant un refus massif du retour forcé en présentiel. Mi-octobre, lors d’un nouveau tractage en marge d’une cérémonie d’entreprise, malgré la présence de la direction, deux tiers des salarié·s prennent les tracts, encouragent les militantes et militants, et laissent leurs contacts. Des tracts iront jusqu’à être affichés dans les bureaux, ce qui rend confiant la CGT Amazon sur le fait de réussir à monter une section syndicale au siège : un de ses objectifs clefs.
« Personne ne parlait de syndicat »
Pour la première fois dans l’histoire d’Amazon France, des cadres du siège demandent à adhérer à la CGT. Depuis le premier tractage, la prise de conscience des attaques contre leur autonomie et l’opposition aux méthodes de la direction ont été collectives. Dans les réponses aux modes d’action souhaités, ils et elles sont nombreuses à soutenir une action en justice. Pour les ingés, cadres, techs et agent·es de maîtrise (Ictam), hors de question de revenir sur un accord d’entreprise qui date de 2020, hors de question de dire adieu au télétravail et de bouleverser négativement leurs équilibres entre vie professionnelle et vie personnelle.
Et les syndicalistes développent davantage leur analyse. Pour la CGT, cette politique de retour au travail obligatoire cache mal une stratégie de licenciement économique déguisée. La manœuvre transparaissait déjà dans le courriel du PDG de septembre 2024. Elle s’est précisée avec les coups de pression de la direction au printemps, pour faire rentrer dans le rang les rétives et rétifs au présentiel à 100 %. Certaines et certains salariés qui avaient déménagé et réorganisé leur vie grâce au télétravail ont été acculés. On ne s’y prendrait pas autrement pour les dégoûter et les pousser à la démission, ce qui épargnerait à l’entreprise le coût financier et surtout réputationnel d’un plan de licenciements. Le non-remplacement systématique de la plupart des démissionnaires confirme cette hypothèse.
Action syndicale et démarches juridiques
À la fin du mois de mars 2025, la CGT envoie un courrier à la direction, avec copie à l’inspection du travail. Sur les conseils des avocats, la CGT opte pour une action en référé, afin d’obtenir une décision rapide contre une « violation d’accord en cours ». En effet, deux entités d’Amazon France disposent d’un accord sur le télétravail. En imposant un retour au bureau total sans dénoncer formellement cet accord, la direction revient sur sa signature.
Mais une démarche juridique exige du temps, de la coordination et de l’argent. Pas découragés, les militantes et militants Ugict d’Amazon commencent à bâtir un réseau de mobilisation au sein des syndicats CGT d’Amazon France, et font aboutir leur démarche. Au final, grâce à l’aide de la fédération CGT des Transports, de la CGT Amazon et de l’Ugict, le dossier est bouclé. Et un courrier confirme la volonté d’aller en justice si la direction ne fait pas machine arrière. L’intention est annoncée aux salarié·es dans un nouveau tract mi-octobre. La détermination ne faiblit pas.
Refuser la mise au pas
Le cas Amazon n’est pas isolé. Considéré comme un acquis social consécutif à la crise sanitaire de 2020-2021, le télétravail est régulièrement remis en cause au nom d’un « retour à la normale » qui s’apparente à une restauration du contrôle managérial. Microsoft, Ubisoft, Capgemini, pour ne citer qu’elles, se sont engagées sur le même chemin.
Chez Amazon, la mobilisation témoigne tant de l’opposition des cadres à l’abrogation du télétravail, que d’une dénonciation des principes qui la sous-tendent : remise au pas, contrôle accru des salarié·es et, in fine, prétexte à des réductions d’effectif. Les syndicalistes attendent actuellement que la justice confirme la recevabilité de leur demande en référé.
