« Les syndicalistes ont-ils une patrie ? » : c’est par cette interrogation en forme de teaser que l’Institut d’histoire sociale CGT s’est inscrit dans le thème proposé cette année par les Rendez-vous de l’histoire de Blois, en octobre dernier : « La France ? ». Ce choix, point d’interrogation compris, fait écho au climat idéologique actuel. Il s’agit de mettre en débat une définition — ou une redéfinition — de ce qu’on appelle « La France », dans un contexte de croisade des milieux réactionnaires — et de montée de l’extrême droite, très mobilisés pour imposer un « roman national » qui leur convienne, quelle que soit sa réalité historique.
Imposer des valeurs et un narratif conservateurs, voire dogmatiques, qui font la part belle à des figures héroïsées – dans leur énorme majorité des hommes blancs et puissants – ou à des événements caricaturés, prétendument fondateurs de l’identité immuable d’une France traditionnelle idéalisée : rien à voir avec la démarche des historien.nes. L’histoire se revendique science sociale, vivante certes, mais soucieuse d’éclairer des faits et des événements en procédant avec rigueur et sans a priori quelques soient les angles d’approche, afin d’échapper autant que possible à tout déterminisme. Mais les conflits entre « narratifs » et opinions diverses, les réécritures au nom du « récit national » s’avèrent préoccupants. L’histoire de France et la France sont mises à toutes les sauces, y compris négationnistes. Il y en a même, encore récemment (Nicolas Sarkozy) qui continuent d’estimer qu’ils l’incarnent !
La CGT a 130 ans, et une « mémoire vive » pour écrire la suite
Conscients de ces enjeux, la CGT et ses Ihs ont eu à cœur, comme chaque année, de donner au social et au monde du travail la place et la visibilité qui leur revient dans toute investigation historique. Alors, quid du rapport des syndicalistes, en particulier CGT, avec « la France » ? Michel Pigenet, professeur émérite d’histoire contemporaine à Paris I, s’est concentré sur la période allant de la fin du XIXe siècle aux premières décennies du XXe siècle. « Le mouvement ouvrier naît avec une vocation universaliste et se montre d’abord sensible à la solidarité internationale, en phase avec le “Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !” du manifeste du parti communiste de Marx et Engels (1848). Au congrès fondateur de la CGT à Limoges en 1895, à l’occasion du débat sur le premier article des statuts, la question se pose de savoir si la Confédération doit se revendiquer “nationale” ou “générale”. C’est “générale” qui est choisi ». Il poursuit sur les valeurs : « Parmi (celles) qui prédominent à cette époque, il y a la paix, donc l’antimilitarisme et l’antipatriotisme. Avec la Première Guerre mondiale cependant, la CGT se mobilise pour la France, car il s’agit aussi de défendre la République contre les empires centraux. L’État reste néanmoins un objet de défiance, du fait qu’il se montre toujours plus répressif que protecteur à l’égard des syndicalistes ».
Le travail, un des facteurs de l’intégration à la française
Pour l’historien, le contexte définit à chaque époque comment le monde du travail construit son identité, notamment par une langue et un statut social en commun, ou encore par la participation accrue des ouvriers à la vie politique fin du XIXe et début du XXe siècle, au plan local comme au national. Plus globalement, la France républicaine et impérialiste favorise un modèle assimilateur, contrairement à d’autres pays européens, et le travail, comme l’école, se distinguent parmi les principaux moteurs d’intégration de multiples vagues d’immigrants européens. Là encore, via la solidarité entre travailleurs et travailleuses de même condition, et pour empêcher leur mise en concurrence par les puissants.
Faute de temps pour revenir sur le rôle qu’ont pu jouer les syndicalistes CGT durant la Seconde Guerre mondiale, c’est Alain Ruscio, spécialiste de la colonisation et de la décolonisation, qui évoque les périodes durant lesquelles les travailleurs et travailleuses ne vont pas forcément prendre parti pour le supposé intérêt national, mais pour défendre la paix et le droit des peuples à l’autodétermination, y compris en s’interposant contre la fabrication ou les envois d’armes alimentant la répression contre les mouvements de libération nationale. « La CGT s’est opposée aux conquêtes coloniales — par exemple en organisant une grève massive en 1925 contre la guerre du Rif (Maroc 1921-1926). Elle soutiendra les mouvements de luttes, plus encore après la Seconde Guerre mondiale, contre les guerres d’Indochine et d’Algérie en particulier, exigeant le respect du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, et donc à un État souverain, qui ne sera inscrit dans le droit international (la charte des Nations unies) qu’en 1945. »
La France, c’est aussi les droits sociaux !
Intervenant en tant que syndicaliste, actrice et témoin des luttes sociales des années 1980 aux années 2010, dirigeante de la fédération des Postes et Télécoms, puis responsable confédérale représentant la CGT lors de nombreuses négociations nationales, Maryse Dumas confirme que la CGT n’a jamais défendu l’idée de préférence nationale. « Si les syndicalistes ont une patrie, c’est celle du progrès social et de la solidarité. Après guerre, la CGT a porté le programme du Conseil national de la résistance, qui préconisait entre autres le retour à la nation de ses richesses. Il a ainsi permis de concevoir ce qu’on appelle le service public à la française, qui a été un moteur de la reconstruction après guerre. Les services publics ont alors étendu leur champ d’intervention, et de nombreuses activités ont été nationalisées, parce qu’il était admis que c’était la condition pour remettre le pays sur pieds tout en garantissant l’intérêt général, alors que le patronat s’était trop souvent distingué par sa collaboration avec l’occupant allemand. Par la suite, notre modèle, pourtant souvent envié, a été considéré comme incompatible avec la construction de l’Europe, et a subi au fil du temps de nombreuses attaques visant à l’affaiblir. »
« C’était notre force poursuit-elle. Les secteurs sociaux, l’énergie, le rail, les télécoms, le transport aérien, et évidemment l’éducation, la santé, la Sécurité sociale ont été développés avec le souci d’égalité territoriale et de neutralité. Ils ont été des facteurs essentiels de cohésion sociale et d’identité nationale. Les services publics n’avaient pas pour vocation d’être rentables, mais ceux qui l’étaient ont fini par être privatisés ou ouverts à la concurrence, l’État laissant dépérir les autres pour préparer leur éventuelle marchandisation, comme c’est encore le cas actuellement avec l’éducation. Le sentiment de relégation et de déclassement aujourd’hui largement partagé est une conséquence directe de l’affaiblissement des services publics, même si certains, à droite, veulent faire croire que les étrangers en sont responsables. La CGT continue de se battre pour les services publics et pour qu’un droit social européen se construise en respectant la hiérarchie des normes, c’est-à-dire en ne s’alignant que sur les meilleurs droits, et pourquoi pas en s’inspirant du modèle français (qui, par exemple, établit un salaire minimum, inexistant dans bien des membres de l’Europe).
« L’anniversaire de la Sécu, c’est notre anniversaire à toutes et à tous ! »
Sophie Binet
La France peut aussi être vivante et joyeuse, y compris dans les combats collectifs et les révolutions, comme l’ont rappelé la cérémonie et les JO de Paris 2024. Et si, plus qu’à la nostalgique idée de « grandeur », la France se définissait aussi par ce rapport à son modèle social, aussi affaibli soit-il, à ces droits conquis de haute lutte et chers à une grande majorité de Français ? C’est ce que souligne aussi Sophie Binet (première femme de l’histoire élue à la direction de la Confédération !), invitée par les Rendez-vous de l’histoire pour évoquer les 80 ans de la Sécurité sociale et les conquêtes des droits sociaux en France. Devant une assistance fournie — en particulier de lycéens et lycéennes, et réactive, la secrétaire générale de la CGT l’a clamé haut et fort : « L’anniversaire de la Sécu, c’est notre anniversaire à toutes et à tous ! » Et de poursuivre : « Les syndicats ont grandement contribué à gagner l’État social. Aujourd’hui, tenté par un capitalisme libertarien fondamentalement individualiste et destructeur de toute norme, le patronat français se radicalise. Après avoir mis l’État à son service, il veut se dégager de toute responsabilité envers l’intérêt général ou national ». Au point, désormais, que, parmi les plus riches, certains assurent qu’ils quitteraient l’hexagone plutôt que de consentir à l’impôt, d’autres semblant prêts à pactiser avec un parti qui affirme sa vocation « nationale » par le rejet des étrangers et assure vaincre les inégalités sociales en s’attaquant au « communautarisme »…
Un épisode récent semble attester que l’attachement à nos droits reste un repère incontournable. Au printemps dernier, une campagne de dénigrement de la France a animé les réseaux sociaux internationaux. Une chanson de Lady Gaga y était détournée, « I don’t wanna be friends » étant transformé en « I don’t wanna be French », tandis que défilaient, à l’écran, tous les clichés négatifs les plus caricaturaux sur l’image de la France à l’étranger. Une contre campagne a aussitôt surgi, avec le slogan « I wanna be French ». Outre les illustrations de tout ce qui fait la fierté et l’attractivité de la France – son histoire, sa culture, sa gastronomie, etc. –, les vidéos se terminaient par quoi ? Des personnes, tout sourire, qui arboraient en gros plan non pas leur carte nationale d’identité… mais leur carte Vitale !
