« L’installation des outils technologiques est responsable de l’intensification du travail », affirme, en introduction de la table ronde, Emmanuelle Lavignac, secrétaire nationale sortante et copilote du collectif Télétravail et numérique. Pour elle, l’absence d’encadrement et de régulation du télétravail et de l’intelligence artificielle (IA) dégradent la santé mentale des travailleurs et travailleuses.
Selon le Datascope 2025 d’Axa, le taux d’absentéisme a bondi de 40 % depuis 2019. Le phénomène touche en particulier les femmes et les cadres – notamment celles et ceux de moins de 40 ans. « En tant que CGT, nous savons très bien que l’organisation du travail est à 80 % responsable de la santé des salarié·es », rappelle Emmanuelle Lavignac. Elle craint que cette dérive s’aggrave avec l’IA, qui « va décupler le management algorithmique, relevant d’un “taylorisme augmenté” » [1]. Ce n’est pas nouveau : « Le toyotisme et le lean management sont déjà des formes de rationalisation du travail où il ne faut pas perdre une minute. Ce sera amplifié par l’IA. »
Un « kit de survie » avec Dial’IA
Que faire face à ce péril ? Négocier autrement, enjoint l’économiste Odile Chagny. Chercheuse à l’Ires, elle présente le projet Dial-IA (« Dialoguer sur l’IA »), une boîte à outils coconstruite avec des syndicats de salarié·es, dont l’Ugict, et des syndicats patronaux. « C’est une nouvelle méthode de délibération collective, explique-t-elle. Ça peut déboucher sur des propositions, mais au préalable, les acteurs se sont acculturés. » L’enjeu ? Éviter le débat d’expert·es et redonner du pouvoir d’agir aux professionnel·les. « Les salarié·es sont celles et ceux qui connaissent le travail, son organisation et ses enjeux, ils et elles sont capables de comprendre l’impact de l’IA et, surtout, la façon dont il faut cheminer », explicite-t-elle. Dial’IA propose notamment un « kit de survie » qui liste les outils à disposition, notamment dans le droit, pour imposer un dialogue social permanent.
Pour Vincent Mandion, responsable de la transition numérique et écologique à l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact), il faut conscientiser les salarié·es. « L’IA et l’écologie obligent à questionner le périmètre classique du dialogue social, analyse-t-il. Elles transforment les gestes, les identités, la responsabilité professionnelle et, surtout, elles bouleversent l’organisation du travail. C’est technique, mais la technique est, par essence, politique. »
Ni « techno-solutionnisme » ni « techno-somnambulisme »
Les enjeux environnementaux commandent de révolutionner les modes de production et de vie. C’est pourquoi Vincent Mandion appelle à rejeter aussi bien le « techno-solutionnisme » que le « techno-somnambulisme » qui confisquent le réel et la réflexion vers d’autres possibles. Dans cette approche du dialogue social, il fait cependant remarquer qu’un acteur puissant ne s’assied jamais à la table des négociations : les fournisseurs de technologies : « Il me semble qu’il y a un déséquilibre massif du pouvoir en leur faveur. Pour rééquilibrer, il faut de l’action, défendre des valeurs autour de la technique, du dialogue et du travail. »
Stéphane Jacquemart, du syndicat luxembourgeois OGBL, raconte qu’il est parvenu, non sans quelque malice, à faire inscrire le dialogue social dans la convention collective de son entreprise. « Au début, ils ne voulaient pas rédiger de paragraphe sur l’IA, car ils trouvaient cela prématuré, raconte-t-il. Mais j’ai répondu que toutes et tous nos employés utilisaient déjà ChatGPT et d’autres outils. » À l’origine, l’élu espérait surtout discuter de l’interdiction des « IA à haut risque » telles que définies par le Règlement européen sur l’IA (AI Act), de prévention en matière de santé et des besoins de formation. Mais il a réussi à aller plus loin : « J’ai fait inscrire le droit à la participation des représentants des travailleurs dans l’implémentation de systèmes d’IA, se réjouit-il. Une chance pour moi : ma DRH ne connaissait pas la définition du terme “participation” donnée par l’Organisation internationale du travail et les différentes directives européennes ! »
Le Groupe Moniteur se fait taper sur les doigts
Emmanuelle Lavignac rappelle le travail de fond mené par l’Ugict : « Nous avons un Observatoire du télétravail qui récolte des données. Nous sommes aussi pilotes du collectif confédéral sur l’implantation et le développement de l’IA. » Cet outil aide à d’identifier les sujets concrets sur lesquels se battre et marquer des points. Ainsi, en juillet 2025, le tribunal judiciaire de Créteil a donné raison à l’intersyndicale du Groupe Moniteur, dans la presse, en ordonnant la suspension de l’utilisation des IA jusqu’à l’achèvement du processus d’information-consultation du CSE.
« Le Code du travail ne se développe que si on se bat », énonce-t-elle, en évoquant la directive européenne obtenue en 2025 sur le télétravail et le droit à la déconnexion. « En ce moment, nous avons quatre articles qui réglementent le télétravail, et rien sur l’IA. L’objectif du document d’orientation est qu’on se réapproprie nos outils et leurs conséquences sur notre travail et notre santé. »
La destruction empêchée de 10 hectares de forêt
Un vent d’optimisme souffle dans la salle. Delphine Spitz et Sébastien Hesse, de la Moselle, racontent leur lutte pour contrecarrer un projet de la métropole de Metz de raser 10 hectares de la forêt de Mercy, au riche patrimoine écologique, pour implanter des panneaux solaires. Au sein d’un collectif d’une quarantaine d’associations et de syndicats, ils ont découvert que ce projet faisait partie d’un plan local d’urbanisme visant à bétonner 350 hectares d’espaces naturels, agricoles et forestiers.
« Outre les atteintes en l’environnement, cette vision archaïque promeut l’étalement urbain, exposent-ils. Il y avait aussi une absence d’offres de logements abordables, un affaiblissement de l’agriculture locale en circuit court et un manque de réflexion sur le dérèglement climatique, avec notamment des constructions de ZAC ou d’écoles en zone inondable. » Devant le tribunal administratif de Strasbourg, ils ont obtenu la suspension du plan en novembre 2024, puis son annulation en juillet 2025. Le juge a pointé le déséquilibre entre l’impératif économique et la destruction d’espaces naturels. La métropole de Metz a fait appel.
Contre le management algorithmique dans la grande distribution
Wafaâ Fort, de Carrefour à Poitiers, partage ses combats contre les déréglementations en cours dans le commerce de la grande distribution. « Le grand actionnariat utilise le télétravail, la digitalisation et l’automatisation pour affaiblir les collectifs, détruire les métiers, remettre en cause des droits individuels et collectifs et accroître la pression sur les équipes pour toujours plus de rentabilité, témoigne-t-elle. À cela s’ajoutent les algorithmes managériaux qui bouleversent l’organisation du travail et déséquilibrent encore plus la vie professionnelle et la vie privée. »
En septembre, la CGT et un autre syndicat ont saisi la justice et fait annuler pour vice de forme un plan de licenciements d’Auchan, qui visait plus de 2 000 salarié·es, dont des cadres. En parallèle, sa fédération tente de mobiliser des parlementaires pour une proposition de loi visant à anticiper les procédures collectives, à responsabiliser les entreprises et à tracer les aides publiques. Concernant le management algorithmique, une journée d’information a été organisée auprès de 300 militantes et militants !
Isabelle Mollaret, des Services publics, évoque quant à elle le documentaire projeté la veille, Les Sacrifiés de l’IA [2]. Ce film jette un regard cru sur les conditions de travail indignes des travailleuses et travailleurs, souvent dans les pays du Sud, qui annotent et corrigent en continu les IA. « Ne faut-il pas diffuser cette information et mettre dans les conventions collectives un devoir de vigilance éthique ? » demande-t-elle sous les applaudissements.
Amanda Breuer-Rivera
- Lire dans Options l’entretien avec Juan Sebastian Carbonell, auteur d’Un Taylorisme augmenté. Critique de l’intelligence artificielle, Amsterdam, 2025, 176 pages, 13 euros.
- Henri Poulain, Les Sacrifiés de l’IA, StoryCircus, 2024, 73 minutes. Retrouver notre entretien vidéo avec le réalisateur.
