L’Ugict au fil de son histoire : un outil « spécifique » pour rassembler le salariat

Le congrès a consacré une table ronde à l’émergence, puis au développement d’une activité spécifique au sein de la CGT. Toujours d’actualité.

Publié le : 01 · 12 · 2025

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Au début perçue comme un cercle de réflexion, l'Ugict est désormais envisagée comme une organisation permettant aux Ictam de participer au développement de la CGT.

« Dans le cadre de notre congrès et des 130 ans de la CGT, cela nous a paru évident et indispensable de réaffirmer l’histoire et la place du syndicalisme “spécifique” au sein de la CGT, commence Caroline Blanchot, secrétaire générale de l’Ugict. Il y aurait beaucoup à évoquer pour redécouvrir notre organisation, et cette nécessaire transmission fait l’objet d’un travail permanent de notre Institut d’histoire sociale. »

« Dès la fin du XIXe siècle, il y a des ingénieurs, cadres et techniciens, pas exactement au sens où on les définit aujourd’hui, organisés par professions au sein d’associations. » Une fédération CGT des dessinateurs se crée en 1906, se définissant par la technicité du métier, toujours importante aujourd’hui, comme le rappelle notre livret sur les 60 ans d’Options, dont l’ancêtre s’appelait Travail et technique. 

La journée de huit heures ? Pas pour les cadres

Deuxième date clé, 1919 : « La CGT gagne de haute lutte la journée des huit heures. Les cadres en sont exclu·es, car déjà, on considère qu’ils et elles ne doivent pas compter leurs heures – c’est toujours le cas avec le forfait-jours. Ils et elles commencent alors à s’organiser – rarement à la CGT – pour affirmer qu’ils et elles aussi veulent profiter des conquêtes sociales, et pour exprimer leurs autres aspirations. » 

Dans les premières décennies du XXe siècle, ils et elles se mobilisent tout particulièrement contre l’arbitraire patronal sur la fixation des salaires. « La CGT aussi réfléchit aux moyens d’instaurer une hiérarchie des salaires juste, protectrice des salarié·es et permettant des progressions de carrière, ce qui contribuera par la suite à établir des conventions collectives reconnaissant les qualifications. »

1937 : des affiliations massives à la SNCF

« Ces réflexions communes donnent parfois lieu à l’intégration de cahiers revendicatifs spécifiques aux cadres poursuit-elle, et à des affiliations massives, celle des cadres de la SNCF en 1937 par exemple ». Dans la métallurgie aussi, à la suite des grèves de Juin 36, des grilles de classifications sont élaborées, sur la base du projet élaboré par la CGT !

« On pourrait aussi évoquer l’engagement des Ictam pendant la Seconde Guerre mondiale, et le travail accompli par de nombreuses et nombreux cadres pour poser les bases de notre Sécurité sociale » et bâtir un système de retraite qui ne dépende pas des marchés mais de la solidarité entre toutes et tous les salariés, en intéressant les cadres à une retraite complémentaire. « La CGT a accompagné ce mouvement, et après guerre, a créé le “cartel des cadres”, avec l’objectif de les rattacher à nos fédérations, afin se déployer dans tout le salariat. » 

L’essor des années 1960-1980

Quid des années 1960 à 1990 ? Alain Obadia, jeune diplômé militant, puis responsable syndical, et secrétaire général de l’Ugict de 1982 à 1992, se souvient d’une époque où la proportion de salarié·es qualifié·es, en particulier ingénieur·es et cadres, a explosé : « Syndiquer ces catégories devient un enjeu déterminant pour la CGT, qui crée l’Ugic en 1963, puis ajoute le T en 1969 pour afficher sa vocation à organiser également les techniciennes, techniciens supérieurs et maîtrise, dont l’importance dans le salariat croît elle aussi. Pendant ces années, l’équipe de l’Ugict se donne pour priorité de développer l’implantation en entreprise. Elle participe à la négociation de l’accord national interprofessionnel de 1971, qui a imposé le financement de la formation par les employeurs, sur le temps de travail. Elle contribue également au volet social du Programme commun de la gauche, en 1972, se déconnectant quelque peu du terrain. Enfin, dans cette période de passage d’un capitalisme keynésien à la mondialisation financiarisée soutenue par l’idéologie néolibérale, nous nous sommes beaucoup mobilisés contre la casse des entreprises. »

« Durant la première partie de mes mandats raconte-t-il, l’Ugict a bénéficié d’un énorme soutien de la confédération et de ses structures, conscientes que sans intégrer les Ictam, la CGT s’affaiblirait irrémédiablement. Puis, des incompréhensions sur l’importance des enjeux ont incité certaines organisations à s’opposer à l’implantation d’organisations spécifiques en leur sein. Il est heureux que désormais la direction confédérale déploie ses efforts pour convaincre que nous sommes mobilisé·s ensemble. L’Ugict, au début perçue comme un cercle de réflexion, est désormais envisagée comme une organisation qui permet aux Ictam de participer au développement de la CGT, s’exprimant parfois sur des problèmes spécifiques, mais toujours avec un souci de convergence. »

Quand les Ictam réclament la réduction de leur temps de travail

Jean-François Bolzinger le confirme (1). Appelé à diverses hautes responsabilités à la fédération de la Métallurgie et à l’Ugict des années 1990 à aujourd’hui, il rappelle l’importance de certains thèmes spécifiques dans les combats de ces années, en particulier le temps de travail ou l’égalité femmes-hommes, qui s’inscrivent dans une démarche de rassemblement du salariat. « Après la chute du mur de Berlin en 1989, le syndicalisme se concentre moins sur un “Grand Soir” à venir que sur les revendications de terrain. Les mobilisations massives des Ictam pour défendre leur droit à la réduction de leur temps de travail surprennent. Elles préfigurent pourtant les revendications qui suivront, sur le droit à la déconnexion et à une vie privée, sur le besoin d’une marge de manœuvre dans leur travail pour y trouver du sens. » 

C’est une époque où les Ictam sollicitent comme jamais les inspections du travail pour relever des milliers d’infractions au temps de travail car, contrairement à ce qui est parfois affirmé, la réduction du temps de travail a permis de créer des emplois, mais n’a pas empêché l’intensification des charges de travail, avec les problèmes de santé que l’on connaît. « Aujourd’hui, le capitalisme cherche toujours à amplifier ses marges en surexploitant la part intellectuelle du travail, voire en la supprimant via l’IA. Tout le salariat sera impacté. Il s’avère d’autant plus urgent de promouvoir la solidarité pour construire un syndicalisme rassemblé. »

« Un bon cadre, c’est un cadre mort. » Vraiment ?

Aude-Cécile Jouret, secrétaire de l’UFCM à Toulouse, témoigne pour sa part que le « tous ensemble » ne convainc pas encore tout le monde : « On entend encore des “blagues” du type “Un bon cadre, c’est un cadre mort”. Or je suis responsable d’un syndicat créé sur Toulouse en 1964, donc il faut croire que ce besoin de spécificité est validé depuis un certain temps ! Cela nous permet de dégager du temps pour aller au devant de nos collègues. Récemment, nous avons identifié les difficultés de ceux chargés des plans de transport, et à force d’échanger depuis un an et demi, nous sommes en train d’élaborer avec eux un cahier revendicatif, alors qu’ils n’avaient pas trop confiance au départ. On a également soutenu un directeur d’unité en conflit avec son directeur d’établissement. En multipliant les tournées, y compris dans les bureaux d’ingénieurs, de nombreuses et nombreux jeunes se sont syndiqués et veulent s’impliquer dans l’activité syndicale, en y apportant leur savoir-faire, par exemple en termes de communication. Militer, c’est chronophage, mais c’est la CGT du futur qui est en jeu, et on travaille à la transmission, y compris avec notre section CGT des retraité·es ! »

Autre témoignage d’un engagement qui porte ses fruits : celui de Sébastien Salé (Ufict Mines-Énergie) au sein de son syndicat à Enedis Limoges. « Embauché il y a douze ans après une reconversion professionnelle, j’ai été surpris de la culture CGT dans l’entreprise, où on m’a soutenu dès mon parcours d’alternance. Au moment de me syndiquer, on me dit qu’avec mon BTS et mon niveau d’autonomie et de responsabilités à mon poste, je relève de l’orga spécifique ! On me sollicite de plus en plus pour participer aux activités et initiatives du syndicat et je m’investis sans trop comprendre en quoi consiste le spécifique… » 

Une dynamique qui bénéficie à toutes les catégories

C’est en participant à des journées Ufict que se produit le déclic : « J’en ressors hyperstimulé par les débats, et les collègues me proposent de revitaliser l’activité de l’Ufict. On construit un plan de travail, des formations, on reconstitue un petit groupe très actif sur Limoges. Le déploiement suit : en trois ans, on a fait un tiers d’adhésions supplémentaires ! On arrive à présenter des candidates et candidats cadres dans toutes les listes sur nos périmètres, et on obtient l’élection de deux candidats cadres, un cadre sur trois ayant voté CGT, avec dans notre unité une représentativité CGT de 62,75 %, toutes catégories confondues! » Et de conclure que le spécifique, en bonne entente avec le syndicat employé-ouvrier, ne peut qu’être porteur de renforcement, et crée une dynamique qui bénéficie aux deux en termes d’adhésion syndicale.

Sébastien Salé n’est pas sans savoir que des décisions fédérales ont limité le champs de syndicalisation des Ictam à l’Ufict Mines-Énergie. Désormais, seules les techniciennes et techniciens encadrants relèvent de l’Ufict, et une Ufict ne peut se juxtaposer à un syndicat ouvrier-employé préexistant sur un périmètre déjà couvert, ce qu’il regrette car là où une bonne dynamique a été créée, des collectifs risquent de perdre leur élan. « C’est malheureusement aussi une conséquence de la perte d’heures de délégation au niveau national. La fédération nous veut au sein d’un syndicat unique et indivisible, mais qu’adviendra-t-il du spécifique ? Il faut de tout pour faire un monde, mais il y a parfois tout un monde entre nous. »

« Les mobilisations spécifiques sont plus fortes quand elles sont menées par les intéressé·es »

Pour conclure, Agathe Le Berder, secrétaire générale adjointe et inspectrice du travail évoque à la fois des réussites et des difficultés, à partir de son expérience : « Je n’ai pas adhéré au sein d’une structure spécifique. C’est un parcours représentatif de nos difficultés à approcher des profils tels que le mien et à leur proposer de participer à notre vie syndicale, alors que ces profils, il va y en avoir de plus en plus dans la CGT, et qu’il sera indispensable de les impliquer sur le long terme. Les récentes adhésions à la CGT concernent en grand nombre des jeunes diplômé·es, politisé·es et très militant·es, mais qui ignorent comment ils et elles vont pouvoir trouver leur place dans la CGT. Ils et elles se pensent souvent comme des soutiens aux salarié·es moins qualifié·es, ce qui ne nous semble pas un positionnement porteur pour la CGT. » 

Elle met en garde : « Je viens d’un syndicat dirigé par des ingénieur·es et cadres, alors qu’il compte nombre de syndiqué·es employé·es, ce qui me semble aussi un problème. Reste que les mobilisations spécifiques sont plus fortes quand elles sont menées par les intéressé·es. À l’inspection du travail de Seine-Saint-Denis, d’où je viens, mon syndicat a gagné sa lutte sur les sous-effectifs grâce à des grèves menées pendant trois ans – nous avons refusé d’occuper les postes laissés vacants et, avec l’aide de parlementaires et un recours au tribunal administratif, nous avons fait condamner l’État pour sa carence à organiser les effectifs. C’est une lutte d’Ict, mobilisé·es pour leurs conditions de travail, avec le soutien des usagères et usagers. »

De nombreuses autres interventions montrent que les victoires et les raisons de faire vivre une activité spécifique sont nombreuses et bénéficient à toute la CGT. Reste à les faire connaître et à les partager !

Valérie Géraud

  1. Jean-François Bolzinger a publié Rassembler le salariat. Histoire du syndicalisme spécifique Ugict-CGT, L’Atelier, 2023, 196 pages, 17 euros.
Valérie Géraud

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