Gabriel Zucman en tournée des librairies pour présenter sa proposition de taxe : une fissure dans le mur de l’argent ?

Avec sa proposition de taxation du patrimoine des ultra-riches, Gabriel Zucman s’impose comme la voix économique la plus commentée. Cette visibilité signe-t-elle l’émergence d’une pensée économique alternative, capable d’ébranler les fondements du libéralisme ?

Publié le : 19 · 12 · 2025

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En quelques jours, 13 000 exemplaires du livre de Gabriel Zucman se sont écoulés.

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L’événement n’a pas eu besoin d’une grande publicité. Un court message sur les réseaux sociaux et voilà que, ce vendredi 30 octobre vers 19 h, la librairie Millepages de Vincennes connaît une affluence inhabituelle. Cent personnes assises, presque autant debout, pour une rencontre-conférence avec Gabriel Zucman. L’économiste de 39 ans arrive avec une allure décontractée – jean noir, pull gris et barbe de trois jours – et s’installe tout sourire sous les applaudissements d’un public curieux. On y croise Louis, un joaillier de 25 ans venu avec ses parents « pour en savoir plus », ou Martina, étudiante à Science Po, accompagnée de sa mère, Giulia, elle-même universitaire et « défenseure du service public ».

Tous semblent convaincus par la démonstration du chercheur. Interrogé par Christian Chavagneux, éditorialiste à Alternatives économiques, Gabriel Zucman prend soin de jargonner le moins possible pour expliciter son projet de taxe de 2 % sur les patrimoines supérieurs à 100 millions d’euros. Son objectif est de compenser le faible taux réel d’imposition sur le revenu d’environ 1 800 foyers. Cette dégressivité fiscale favorable aux plus fortunés a également été pointée par une note de l’Institut des Politiques publiques en juin 2025. Les détails de sa proposition sont présentés dans son ouvrage paru la semaine précédente, Les milliardaires ne paient pas d’impôt sur le revenu et nous allons y mettre fin (Seuil, collection Libelle).

« Z qui veut dire Zucman »

« Son nom est dans tous les médias, ça fait vendre », assure sans détour le directeur de la librairie, Pascal Thuot. En quelques jours, il s’est écoulé 13 000 exemplaires du court essai de 60 pages, opportunément placé près des caisses. L’engouement se vérifie lors des dizaines de rencontres organisées avec l’auteur. Début novembre, à la faculté de Clermont, deux amphis supplémentaires ont dû être ouverts et des écrans géants installés pour permettre à la foule de suivre son intervention. Un dispositif digne d’une rockstar de l’économie, à qui les « fans » ont réclamé des selfies, comme le raconte le quotidien La Montagne. La semaine suivante, à Amiens, 700 personnes l’ont écouté décrypter les rouages techniques de sa réforme. Son nom est tellement cité qu’il serait presque devenu une marque associée à un homme, mais aussi à une taxe, voire à un style : un « Z qui veut dire Zucman », s’amuse le magazine Society dans un portrait publié le 23 octobre.

A-t-on déjà vu un économiste, de surcroit spécialiste de la fiscalité, avoir une telle audience ?

« Ce n’est pas totalement inédit. Des économistes ont déjà bénéficié d’une telle reconnaissance médiatique, notamment dans la presse écrite, rappelle Frédéric Lebaron, professeur de sociologie à l’École normale supérieure Paris-Saclay et auteur de plusieurs ouvrages sur le discours économique. En France, après la Seconde Guerre mondiale, au moment de la planification, il s’agissait en général de technocrates keynésiens, très insérés dans l’État. » Puis, dans les années 1980, les médias mettent en avant des nouveaux profils plus libéraux, souvent diplômés de l’ENA, comme Alain Minc, qui connut des succès d’édition.

Le pouvoir symbolique de la science

Gabriel Zucman s’inscrit dans une autre typologie. « Il représente une figure académique, issue de la recherche en science économique, poursuit le sociologue. Ce genre de profil, auquel correspondent aussi Thomas Piketty ou Philippe Aghion, émerge depuis les années 1990. Ces universitaires ont souvent mené des recherches aux États-Unis, et leur prestige s’appuie sur ces travaux. Leur pouvoir symbolique provient de la science, comme l’avait décrit Pierre Bourdieu ». Quand Alain Minc a gagné ses galons dans le monde de l’entreprise ou de la haute fonction publique, Gabriel Zucman, lui, les a obtenus à l’Université californienne de Berkeley.

Mais la réussite de ce dernier résulte aussi du lien entre sa production de données et les politiques publiques. Sa proposition de taxe sur les très hauts revenus s’appuie sur une expertise dans le domaine des paradis fiscaux et propose une solution étayée, loin des discours généraux sur la mondialisation ou encore le libre-échange. Ajoutons à cela une communication parfaitement rodée et des relais au sein des partis de gauche et le résultat est sans appel : de septembre à novembre, selon la base de données de Europress, il est le chercheur le plus cité dans les médias français avec six mille occurrences. De quoi mettre en débat les politiques libérales appliquées depuis plusieurs décennies par les gouvernements successifs ? Pas sûr.

Quand les grandes fortunes se mobilisent

Car dans les groupes de presse détenus par les grandes fortunes, si Gabriel Zucman est beaucoup cité, c’est rarement pour lui tresser des lauriers. Bernard Arnault, propriétaire des quotidiens Les Échos et Le Parisien l’a qualifié de « militant d’extrême gauche », dans une déclaration au journal conservateur britannique The Sunday Times en stigmatisant sa « pseudo compétence universitaire ». Pas de quoi déstabiliser l’intéressé : « Si les grandes fortunes se mobilisent, c’est qu’on vise juste », assure-t-il, un brin goguenard. Cette volonté de décrédibiliser la parole de l’économiste n’étonne pas Michael Lainé, maître de conférences en économie à l’université Paris-8, auteur en 2020 de L’économie vue des médias (ed. Le Bord de l’eau) et pour qui la presse dominante est structurellement du côté du capital. D’après son étude portant sur près de 15 000 articles publiés dans six médias (Le Monde, Le Figaro, Libération, L’Obs, l’Express, Le Point) en 2014 et 2015, moins de 10 % des économistes interrogés étaient critiques du capitalisme. Or, « les biais sont toujours importants aujourd’hui », affirme l’auteur.

L’hebdomadaire Marianne a ainsi étudié, fin octobre, le contenu des articles de douze titres de presse sur la taxe Zucman. Résultat : 62 % des articles la rejettent, 17 % la défendent. À rebours de l’opinion qui plébiscite largement cette contribution sur les grandes fortunes (entre 68 % et 86 % selon les différents sondages), les grands médias ont clairement pris leur parti. Et ils possèdent aussi leur champion, Philippe Aghion. Récemment lauréat du prix de la banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel, lui aussi est un chercheur issu de l’université. Très influent, il a largement inspiré la politique « pro-business » d’Emmanuel Macron et s’est également exprimé contre la taxe Zucman. « Philippe Aghion est un spécialiste de l’innovation et de la croissance, mais pas de l’évasion fiscale, analyse Michael Lainé. Si on lui demande son avis sur le sujet, c’est parce qu’il va tenir un discours favorable à l’économie de l’offre qui plaît aux patrons de presse ».

« Je suis convaincu qu’un impôt sur les grandes fortunes verra le jour »

Par ailleurs, l’agitation médiatique autour de cette taxe n’a pas provoqué de débat sur les questions de fond, comme la financiarisation de l’économie ou les conséquences des inégalités sociales sur la croissance. Déjà, en 2013, Thomas Piketty, avait connu un fort engouement en présentant des statistiques inédites sur les inégalités dans son ouvrage Le Capital au XXIsiècle (Seuil). Mais sans impact politique effectif, malgré 2,5 millions d’exemplaires vendus dans le monde. Toutefois, Michael Lainé rappelle que de bonnes propositions peuvent provoquer quelques fissures dans le mur de l’argent : « Prenons l’exemple du projet d’impôt mondial qui fixe un prélèvement minimum sur les bénéfices des multinationales générant plus de 750 millions de chiffres d’affaires. Il a fini par entrer en vigueur en 2024. Il n’est pas parfait et le taux de 15 % est faible, mais c’est une petite victoire. »  

Retour à Vincennes. Ce jour-là, Gabriel Zucman vient de connaître un revers : sa taxe, proposée par les membres du Groupe écologiste et social, a été refusée par les députés. Mais l’économiste ne se décourage pas : « Je suis convaincu qu’un impôt sur les grandes fortunes verra le jour en France », assure-t-il. La séquence a, en effet, replacé la question des inégalités devant l’impôt au centre du débat sur le budget et s’annonce comme l’un des prochains enjeux de l’élection présidentielle.

Nicolas François

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