Eurocadres : renforcer la démocratie au travail, pour commencer…

Dérèglementations, reculs, montée de l’extrême droite : l’Europe sociale n’avancera pas sans l’implication au quotidien des salarié.es et de leurs syndicats, prévient Nayla Glaise, réélue présidente d’Eurocadres (*), lors de son dernier congrès.

Publié le : 24 · 10 · 2025

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Nayla Glaise a été réélue à la présidence d'Eurocadres pour un mandat de quatre ans.

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Propos recueillis par Valérie Géraud.

Options : Sur quel bilan vous appuyez-vous pour poursuivre les chantiers en cours et investir les dossiers qui s’annoncent prioritaires compte tenu du contexte économique, social et politique ?

– Nayla Glaise : Mon premier mandat, commencé en pleine crise du Covid (en 2021), a aussi été marqué par la guerre en Ukraine et la forte inflation qui l’a suivie, ce qui a pu nous amener à nous concentrer sur des questions devenues essentielles, les salaires et le pouvoir d’achat. Les élections européennes de 2024 ont ensuite complètement changé le paysage politique — donc nos interlocuteurs au Parlement et à la Commission. Jusqu’aux dernières humiliations de cet été où, sans avoir de mandat pour le décider, la présidente de la Commission Ursula Von der Leyen a signé avec le Président Donald Trump des engagements commerciaux très désavantageux pour l’UE.

Ces événements nous ont secoués, mais aussi obligés à fonctionner autrement, avec plus d’anticipation et de réactivité. La tonalité offensive de notre congrès traduit ainsi le fait que nous sommes face à un contexte géopolitique et économique inquiétant, qui force l’Europe à faire preuve d’initiative, à diversifier ses marchés, à revoir ses méthodes de production, tout en préservant des emplois de qualité. C’est plutôt une opportunité, qui peut imposer un nouveau paysage, à condition que les représentants du monde du travail puissent défendre leurs intérêts.

Pour l’heure, la situation dans les entreprises, en particulier celle des cadres et personnes en responsabilité, atteste de l’urgence à poursuivre notre campagne sur une meilleure protection contre les Risques psychosociaux (RPS), et le développement de notre plateforme endstress.eu. Nous avons impliqué plus de cinquante organisations dans le travail de réflexion (les syndicats affiliés à Eurocadres représentent quelque 6 millions de cadres), et multiplié les contacts auprès du Parlement pour appeler à une directive européenne. Ce travail va s’avérer long et complexe, car les employeurs ne veulent pas que nous touchions à l’organisation de travail. Ils pensent que ça leur appartient, que nous n’avons pas notre mot à dire sur cette question, et ont fait beaucoup de lobbying pour contrer toute initiative législative dans ce domaine. Nous voulons mettre en place une prévention primaire, en réfléchissant collectivement à l’organisation du travail, car les RPS ne relèvent pas de problèmes individuels.

– Vous entretenez des contacts permanents avec les institutions européennes, mais êtes vous tenus à leur seul agenda ?

– Nous intervenons sur les questions à l’ordre du jour européen, mais cela ne nous empêche pas de mener des actions sur nos propres priorités. Par exemple, c’est Eurocadres qui est à l’origine de la directive sur les lanceurs d’alerte. Le fait d’avoir arraché une directive sur les plateformes et le travail ubérisé n’est pas négligeable non plus. Nous avons heureusement des contacts et des relais au Parlement. La sociale-démocrate belge Estelle Ceulemans, dont le rapport sur les RPS doit être publié en 2026, était présente à notre congrès pour évoquer l’avancée de son travail et les obstacles qu’elle rencontre. Nous soutenons sa démarche pour aboutir à une directive, mais c’est loin d’être gagné.

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Pour une Europe plus sociale, il n’y a pas d’autres choix que de se mobiliser pour imposer les sujets du monde du travail à l’agenda européen.

Nourrir les contacts avec les parlementaires, répondre à leurs sollicitations pour améliorer des amendements ou argumenter pour les contrer, leur adresser des avis sur les travaux en cours ou des requêtes répondant aux besoins des travailleur.ses, c’est notre quotidien, et c’est d’autant plus important dans un contexte où la Commission dirigée par Ursula Von der Leyen ne jure que par les entreprises et la dérèglementation tous azimuts. Nous n’avons pas d’autre choix que de nous mobiliser pour imposer nos sujets à l’agenda européen.

Nous poursuivons ainsi notre travail sur l’IA et le management algorithmique. Nous avons déjà œuvré à ce que l’UE vote le règlement européen sur l’IA et la directive sur les plateformes, deux textes très importants, mais, comme sur tous les sujets, le combat est quotidien face à un lobbying patronal puissant. Nous demandons une directive protectrice contre le management algorithmique, seul moyen d’imposer des contraintes aux employeurs. En tant que représentant des cadres, salariés en responsabilité, notre avis est perçu comme légitime, mais convaincre chaque élu s’avère un travail long et complexe. On ne gagne pas toujours: sur la violence à l’égard des femmes, nous avons une directive, mais elle exclut les lieux de travail; sur le télétravail et le droit à la déconnexion, la négociation pour une directive a pour l’instant échoué, mais le processus législatif pour une directive a été initié. D’autres dossiers doivent revenir en priorité ou restent en cours, sur l’environnement, sur les Comités d’entreprises européens ou la clause de non-concurrence qui bloque la mobilité des cadres dans de nombreux secteurs. À notre agenda aussi, la reconnaissance des qualifications : dans un contexte de déclassement généralisé, la réforme des diplômes LMD (licence, master, doctorat) ne semble pas y avoir contribué tant que cela, ni avoir facilité la mobilité professionnelle ou géographique. Dans le même esprit, nous travaillons à la directive sur la transparence sur les salaires et la nécessité d’accélérer la marche vers l’égalité femme-hommes.

À lire : Égalité : le débat sur la transparence salariale s’invite au congrès d’Eurocadres

– Peut-on dire que l’Europe sociale se construit, malgré les réticences, les blocages et parfois les reculs ?

– Pour qu’il y ait dialogue social, il faut que tous les interlocuteurs le souhaitent. Une partie du patronat sait que le vent tourne en sa faveur et s’est radicalisé, exigeant plus de dérèglementations. Une autre souhaite encore que des accords, voire des directives, permettent de cadrer les évolutions du monde du travail. Quant à nous, nous sommes toujours prêts à négocier dès lors qu’il semble possible de gagner de nouveaux droits pour les salariés. Nous sommes force de proposition sur tous les dossiers.

Notre action consiste certes aussi à décrypter les textes européens pour expliquer et informer nos membres des répercussions qu’ont les nouvelles législations, à les aider à se les approprier, ce que nous faisons grâce à de nombreux outils, formations, guides pratiques, car la législation européenne, ce n’est pas juste des textes : elle finit par s’appliquer concrètement dans les entreprises.

– Face à ces enjeux, vous pensez que les syndicalistes doivent plus s’impliquer dans la connaissance de ce qui se débat et se décide à Bruxelles et Strasbourg…

– Oui, parce que c’est aussi là que se jouera le renforcement de la démocratie au travail, qui peut être un rempart, et un moteur de la démocratie. Ce n’est pas un hasard, comme l’a rappelé la députée européenne finlandaise Li Andersson (élue du groupe « La gauche ») lors de notre congrès, si l’extrême droite, qui participe désormais au pouvoir dans son pays, se mobilise pour le recul des droits sociaux et contre le droit de grève. La démocratie au travail, c’est la première étape pour répondre aux besoins des travailleurs et des travailleuses et renforcer leurs droits, avec l’objectif de promouvoir les résultats sociaux au même titre que les résultats financiers. Elle est menacée de toutes parts, y compris avec le management numérique, qui déshumanise les travailleurs, ou encore avec le faux travail indépendant.

Les syndicalistes doivent comprendre que les enjeux nationaux et européens sont liés, et qu’une organisation comme Eurocadres rassemble des syndicats mais n’a, par conséquent, pas toujours le pouvoir de s’adresser directement aux salariés, si ce n’est par le relais de leur syndicat. Si les syndicats nationaux ne se mobilisent pas pour une Europe plus sociale, les travailleurs ne pourront pas le faire seuls. Pour nous aussi, le lien avec le syndicalisme de terrain, les retours sur les répercussions des textes européens dans les entreprises, c’est primordial. Nous nous devons de faire vivre ce lien au quotidien entre le terrain de l’entreprise, le contexte national et l’européen. Il nous arrive d’intervenir autant que nous le pouvons dans des formations syndicales, mais cela reste insuffisant. Que ce soit à l’Ugict ou ailleurs, il faut changer nos méthodes de travail sur l’Europe, traduire ce qui s’y décide par du concret. Il me semble indispensable de créer des collectifs, qui travaillent plus sérieusement et au quotidien le domaine européen, alarment sur les textes en préparation, sur les partis et les députés qui défendent des reculs sociaux, pour pouvoir voter en connaissance de cause. Ce travail de veille et de décryptage concret de ce qui se décide dans les instances européennes est véritablement indispensable si nous voulons défendre nos droits et en gagner de nouveaux. C’est vrai qu’aux yeux de nombreux salarié.es, l’Europe apparaît comme un repoussoir, voire une nébuleuse. Mais avec un travail méthodique, une compréhension des implications et un soutien de toutes les organisations, nous avons beaucoup à y gagner.

(*). Du 15 au 17 octobre derniers, à Paris. Nayla Glaise est également militante et membre de la Commission exécutive de l’Ugict-CGT. Elle tient une chronique mensuelle dans Options, à la rubrique « Vu d’Europe ».

Valérie Géraud