Welcome in France ? Le ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche Philippe Baptiste le clame, le tapis rouge va être déroulé aux chercheurs américains privés de leurs financements ou de leur emploi par l’administration Trump : « Nos universités et nos centres de recherche se mobilisent, et l’État sera là pour accompagner les chercheurs américains », a-t-il déclaré sur France Info le 12 mars.
Une solidarité louable qui, pour l’instant, se traduit peu dans les faits. La seule initiative concrète vient de l’université Aix-Marseille, avec son programme Safe place for Science financé sur fonds propres grâce à la dotation annuelle de 26 millions d’euros de sa fondation Amidex (Aix Marseille Initiative d’excellence). Sur trois ans, 10 à 15 millions seront ainsi consacrés à l’accueil d’une quinzaine de scientifiques états-uniens travaillant à des « actions expérimentales et innovantes » sur « des thématiques liées au climat, à l’environnement, à la santé et aux sciences humaines et sociales ».
Des programmes sélectifs, avec peu d’élus
Le projet a le mérite d’être réalisable, mais reste modeste – et ultrasélectif – au regard des 250 candidatures enregistrées à la clôture des demandes le 31 mars ! Les syndicats ont tout de même rappelé que ces fonds auraient aussi pu être affectés aux moyens techniques et humains manquant sur le site. Qu’à cela ne tienne, la ministre de l’Éducation nationale, Élisabeth Borne, et son ministre de l’Enseignement supérieur se sont rendus sur place pour saluer l’initiative… sans pour autant annoncer de financement supplémentaire dédié à l’asile scientifique des Américains, ni à Aix ni ailleurs.
Au niveau national, le programme Pause pourrait aussi y participer. Depuis 2017, il a permis l’accueil de 587 chercheurs et 93 artistes originaires de 40 pays (principalement de Syrie, d’Afghanistan, d’Ukraine, de Palestine, d’Iran, de Russie) dans quelque 140 établissements universitaires et scientifiques. Sauf que la campagne de candidatures pour 2025, ouverte « courant mars », s’est terminée le 3 avril… Il faudrait en fait y adjoindre un dispositif spécifique, y compris sur les critères d’éligibilité : actuellement, les candidats doivent être au minimum doctorants et dans une « situation d’urgence […] en raison du contexte sécuritaire [ou] de craintes de persécutions » dans leur pays.
Dernier recours : le Cnrs a lancé sa plateforme Choose France mi-avril, dont les contours ne semblent pas dépasser ceux déjà tracés dans le cadre du programme France 2030 pour l’innovation. Les établissements qui souhaiteraient accueillir un scientifique américain devront présenter leur projet avant de pouvoir éventuellement obtenir un financement public, à hauteur de 50% maximum, sur des fonds affectés à France 2030 – donc au détriment d’autres projet, et en excluant d’emblée tout programme relatif aux sciences humaines et sociales. Les entreprises et les collectivités locales sont invitées à s’y investir en complément, sans garantie. Effets de manche ? Quant à l’Europe, aucun programme d’accueil concerté et de plus grande ampleur ne semble envisagé pour le moment.
Des salaires deux à trois fois inférieurs
Wait and see, donc. Certes, les chercheurs américains sont sortis de la sidération et se mobilisent pour garder leurs postes. Certains ont été réintégrés, d’autres cherchent à poursuivre leurs travaux sur place avec d’autres financements, ou se font discrets et préparent des stratégies de contournement pour échapper aux foudres du gouvernement fédéral.
On ne change pas de vie du jour au lendemain, d’autant que les salaires, les conditions de travail, les équipements et les financements, même réduits, restent meilleurs aux États-Unis que dans un pays comme la France. Rappelons que les États-Unis consacrent 3,5 % de leur Pib à la recherche et font travailler plus de 1,5 million de chercheurs, alors que la France stagne à 2,2 % et compte trois fois moins de chercheurs, en moyenne deux à trois fois moins bien payés…
Le radeau de la Méduse à la rescousse
Dans ce contexte, en France, les personnels de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, dont le budget 2025 a été amputé de 1 milliard d’euros et pourrait encore être revu à la baisse, vivent mal qu’on leur demande des efforts supplémentaires.
C’est par exemple le cas à l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer), sommé de répondre aux éventuels Sos de son partenaire états-unien, la National Oceanic and Atmospheric Administration (Noaa), incontournable pilier de la recherche sur le climat, la météo et les ressources marines. Les contacts sont pour l’heure empêchés, les programmes et publications menés en commun sont à l’arrêt, et l’Ifremer ne dispose pas de moyens suffisants pour stocker l’ensemble des données indispensables à la poursuite de nombreuses coopérations internationales.
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« On nous demande d’accueillir de nouveaux collègues alors que nous sommes en train de couler, s’agace Franck Jacqueline, délégué syndical central de l’Ifremer pour le Syndicat national des travailleurs de la recherche scientifique (Sntrs-Cgt). Depuis des années, l’Ifremer ne renouvelle pas un départ sur deux et multiplie les Cdd, contrats d’objectif ou intérim, y compris sur des postes de chercheurs, au lieu de proposer des embauches à tous les doctorants et postdoctorants qui travaillent avec nous. Il faut dire que notre situation financière est catastrophique. Le budget 2024 prévoyait un déficit de 9,4 millions d’euros. On l’a évité par des remboursements d’arriérés datant de 2020 et grâce à un apport financier inespérée dû à la reconduite des missions de notre sous-marin, le Nautile, du fait des problèmes rencontrés par les câbles sous-marins en mer du nord. »
L’Ifremer en cessation de paiement d’ici à 2028
Les syndicats de l’Ifremer ont missionné le cabinet Syndex dans le cadre d’un droit d’alerte, et son rapport présenté en Cse en février 2025 établit que, sans financement complémentaire exceptionnel, l’établissement sera en déficit chronique, puis en cessation de paiement d’ici à 2028. Rien que pour renouveler une flotte océanique vieillissante, l’Ifremer a d’urgence besoin de 70 millions d’euros.
Pour l’heure, sa gestion erratique se traduit par l’immobilisation du navire Belgica, dans l’attente d’un procès pour emploi non réglementaire des marins à bord, mais aussi par un retard sur le projet de navire vertical Polar pod pour l’étude des mers australes, en partenariat avec Jean-Louis Étienne, sur lequel l’Ifremer a déjà engagé 38 millions. Il faut aussi citer des dépenses de communication faramineuses…
Un Michel Rocard à la fois polaire et tropical
Et pourtant, malgré ses difficultés, l’Ifremer reste un objet de fantasmes et d’ingérences pour les décideurs politiques. Ainsi, un projet de navire susceptible de combiner navigations polaire et tropicale a été lancé, Emmanuel Macron lui choisissant le nom de Michel Rocard ! L’idée exaspère Franck Jacqueline : « À vouloir faire des économies grâce à une supposée polyvalence, on va construire un bateau qui ne convient à personne. En effet, les dimensions et caractéristiques du bateau ne lui permettront pas de disposer d’une piste d’atterrissage utile lors des missions en Antarctique. À l’inverse, le navire sera trop gros pour naviguer dans les atolls du Pacifique. »
Cette navigation à vue contribue à une forte dégradation des conditions de travail : « Le Sntrs-Cgt a maintes fois alerté sur les risques psychosociaux, niés par la direction mais confirmés par la médecine du travail et par la Cpam, sur au moins 22 cas identifiés. Le tribunal administratif de Brest a été saisi de la situation, mais nous faisons face à des dépressions, des burn-out, des démissions, sans que la direction ne s’en émeuve. Même le Drh a été arrêté ! Nous travaillons davantage dans des conditions dégradées et sans savoir si les projets iront au bout, pour des salaires dévalués, en euro constant, de plus de 25 % depuis 2000, qui ne risquent pas d’être attractifs pour un chercheur américain. »
« Nous travaillons davantage dans des conditions dégradées et sans savoir si les projets iront au bout »
Franck Jacqueline, délégué Sntrs-Cgt de l’Ifremer
Outre les cas de harcèlement psychologique, un cas de harcèlement sexuel sur un navire s’est avéré particulièrement coûteux pour l’institut, qui a voulu régler l’affaire en catimini. Or les victimes attaquent les agresseurs au pénal, et un jugement pourrait être rendu fin avril…
Les équipes de l’Ifremer aimeraient que leur direction se soucie davantage des missions – « innover et produire des expertises pour sauver l’océan, exploiter ses ressources de manière responsable et partager les données marines » – et moins d’entretenir le prestige supposé de la puissance maritime française. « Un programme vient d’être annulé à Mayotte, malgré la présence d’un volcan sous-marin actif, et une qualité de l’eau catastrophique. On parle moins aussi du travail invisible mais indispensable, par exemple pour cartographier les fonds marins côtiers en Afrique et permettre l’installation de câbles aux bons endroits. Ou de la pose de flotteurs Argo pour mesurer la température des océans, compromise car en partenariat avec la Noaa et financée à 56 % par les États-Unis. »
Au-delà de l’événementiel
Les personnels estiment que l’État français n’a pas à fanfaronner quand il étrangle sa propre recherche. Le directeur général de l’Ifremer ne s’en prépare pas moins à présider le One Ocean Congress, du 3 au 6 juin 2025 à Nice, et à officier dans la même ville comme maître de cérémonie lors de l’Unoc, le grand rendez-vous de l’Onu sur les océans, du 9 au 13 juin.
Certes, la France possède la deuxième surface maritime au monde (11 millions de kilomètres carrés et 20 000 kilomètres de côtes), et ce sera l’occasion de voir si les 141 scientifiques américains inscrits à ces événements sont bien présents. Mais ce sera aussi un moment de vérité pour confronter les moyens que la France se donne pour concrétiser ses ambitions.