L’Ufict-Cgt des Services publics a mené, en mai 2025, une enquête auprès de plus de 9 000 ingénieurs, cadres, techniciens et agents de maîtrise (Ictam) de la fonction publique territoriale, afin de mieux cerner leurs attentes, de documenter la réalité de leur travail et de construire une démarche revendicative.
L’objectif ? Mesurer l’impact du déploiement de l’intelligence artificielle – souvent présenté comme inéluctable – sur leurs métiers, leurs conditions de travail, leurs droits. Les questions que pose l’IA sont nombreuses, notamment sur la transformation ou la suppression d’activités spécifiques, sur la redéfinition des missions, sur la remise en cause des responsabilités, sur l’opacité des algorithmes et sur les données utilisées.
L’enquête montre à quel point les Ictam s’interrogent sur le sens de leurs métiers et sur la place de leur expertise. Pour autant, 60 % des répondants affirment qu’il y a un réel intérêt pour leur collectivité à travailler sur l’utilisation de l’IA.
Des usages divers par les collectivités territoriales
Les usages identifiés au sein des collectivités sont divers : rédaction de documents administratifs (notes, comptes rendus, conventions, arrêtés et délibérations) ; assistance pour la commande publique (recherche juridique, analyse d’offres, rédaction de contrats) ; instruction de dossiers (aides, subventions, vérification des fonds européens).
Des logiciels dédiés sont utilisés, tels que l’IA Albert pour les maisons France Services – en dépit de jugements sévères sur sa fiabilité et son empathie – ou du projet régional PrevizO pour l’analyse prédictive du stress hydrique dans le val de la Loire. On retrouve également l’IA dans la surveillance, la sécurité et la maintenance, via des caméras urbaines pour la détection de dépôts sauvages d’ordures, la télématique embarquée dans les véhicules, le suivi du tri des déchets par caméra, et la maintenance améliorée.
Enfin, l’IA intervient dans les systèmes informatiques, avec la collecte et la gestion de données, le suivi de projets financiers, les arbitrages budgétaires, l’intégration de données dans les logiciels métiers, la traçabilité et la surveillance de contenus.
Pour la communication et la médiation, l’IA est utilisée pour la création de visuels, d’affiches, de publications sur les réseaux sociaux, et même pour l’indexation de livres en médiathèque. Malgré cette diversité d’usages, la connaissance des outils reste lacunaire : seulement 36 % des contributeurs connaissent la différence entre l’IA et l’IA générative (Iag).
Un déploiement dans l’ombre
Les résultats de l’enquête révèlent un manque criant d’information et de maîtrise de l’IA par les Ictam : 57 % des répondants n’ont aucune information concernant l’utilisation de l’IA au sein de leur collectivité ; 29 % pensent qu’aucune mission de leur collectivité n’est ciblée pour être confiée à l’IA ; par ailleurs, 73 % n’ont aucune information sur les missions susceptibles d’être confiées spécifiquement à l’Iag.
Ce manque d’information se traduit par une faible consultation et concertation. Seulement 12 % des répondants affirment que la question de l’IA a été présentée au comité social territorial de leur collectivité, 41 % affirment qu’il n’en a rien été, et presque la moitié (47 %) l’ignorent. Pour 38 % des répondants, aucun groupe de travail n’a été mis en place avec les organisations syndicales pour aborder l’IA, et 49 % l’ignorent. « Il n’y a pas d’espaces de dialogue, regrette Adrien Cassina, de l’Ufict-Cgt Services publics. Le débat sur l’IA n’a pas lieu et n’intègre pas les représentants du personnel ou même les encadrants ». Lorsque ces groupes existent, seulement 9 % des répondants indiquent que les impacts environnementaux et l’empreinte carbone sont évoqués.
Les inquiétudes sont également fortes concernant la protection des données : près des trois quarts des Ictam interrogés n’ont aucune information sur la gestion des données par l’IA. Ils ne sont que 21 % à être certains que leur collectivité garantirait la sécurité et la conformité des données.
Le double visage de l’IA pour les Ictam
Les perceptions des impacts de l’IA sur le travail sont contrastées, mêlant espoirs d’amélioration et craintes profondes. Seul un quart des répondants pensent que l’IA fera progresser la relation et le service à l’usager, et à peine moins (24 %) estiment que les contributions de l’IA sont décisives par rapport au travail humain. Une majorité de 62 % des répondants estime que l’IA ne servira qu’à compléter le travail humain, mais 29 % considèrent qu’il existe un risque de remplacement complet. 53 % pensent qu’elle ne réduit pas la pénibilité. Surtout, 62 % estiment que l’utilisation de l’IA a un impact sur le collectif de travail. « Les Ictam sont aussi inquiets de l’alourdissement que représente la maîtrise de l’IA dans leur travail (45 % des répondants pensent que l’IA ne réduit pas la charge de travail), prévient Adrien Cassina. Certains vont devoir continuer à encadrer, tout en se formant aux outils déployés et en supervisant les usages ».
Concernant les missions d’encadrement, 38 % des répondants identifient des apports positifs et des risques. Côté positif, les Ictam mentionnent un gain de temps, notamment pour la rédaction, ce qui permettrait de se concentrer davantage sur le terrain ou l’accompagnement des agents. L’IA est également perçue comme une aide à la décision et à l’analyse, facilitant la création de supports, de grilles d’entretiens ou de prévisionnels, et dégageant de certaines tâches rébarbatives permettant de se concentrer davantage sur la « plus-value humaine ».
Côté négatif, la déshumanisation et la perte de lien social sont une préoccupation majeure, les répondants soulignant qu’« encadrer des humains nécessite de l’humanité et de l’adaptabilité, ce que ne peut pas faire l’IA ». Le risque de perte de sens et de dilution des responsabilités est évoqué, avec la crainte que les cadres soient « privés également d’une partie de leurs choix stratégiques ». Parmi les appréhensions : le remplacement progressif de certaines missions, voire directement de postes. Un encadrant pourrait disposer de moins de ressources humaines et devrait gérer l’IA en plus de son équipe, avec un volume de travail potentiellement accru. Enfin, les risques d’erreurs avec des outils non fiables sont cités, car l’IA peut générer des réponses vagues ou incorrectes, nécessitant une vérification humaine constante, tout en amenuisant l’expertise individuelle et collective.
Des motifs pour exclure l’IA
Les raisons de ne pas recourir à l’IA sont claires pour les Ictam : la sensibilité des données utilisées est le premier motif prohibitif (pour 65 % des sondés), suivie de près par la fiabilité supérieure du travail humain (60 %), notamment sa précision et son exactitude (55 %). La déshumanisation et la perte de sens sont d’autres freins majeurs : d’une part, l’IA ne peut remplacer l’agent pour l’écoute, la relation et l’accompagnement de l’usager ; d’autre part, à moyen terme, un usage généralisé de l’IA pourrait déprécier les compétences des agents. Adrien Cassina appuie fortement sur ce point : « les cadres vont être les premiers touchés par l’arrrivée de l’IA dans tous les services. Ils refusent d’être privés de choix stratégiques ».
Les questions de sécurité numérique et de souveraineté sont également très présentes, avec la crainte de compromettre la souveraineté des données si l’IA n’est pas « néopropriétaire » ou si les serveurs sont à l’étranger. D’où un plaidoyer en faveur d’une « IA locale, souveraine, mutualisée, encadrée ». L’impact environnemental et climatique n’est pas oublié, l’outil étant perçu comme « climaticide » et incompatible avec les objectifs d’adaptation au changement climatique portés par les collectivités.
Un appel clair à la formation et à la participation
L’enquête met en exergue un besoin manifeste et urgent de formation et d’information pour les Ictam. Le faible niveau de connaissance de l’IA et l’implication limitée dans les discussions stratégiques appellent à une meilleure sensibilisation. Certains répondants ont mentionné la nécessité d’une « formation impérative ».
Les préoccupations exprimées sur la protection des données, la souveraineté numérique, l’impact environnemental et la nécessité de « garde-fous » sont des illustrations des attentes fortes des Ictam avec des informations complètes et des formations sur toutes les dimensions – éthiques, légales et opérationnelles – de l’IA. La volonté d’apprendre, de partager des informations et de contribuer à l’élaboration de cadres éthiques et pratiques pour le déploiement de l’IA est revendiquée par les Ictam. Ce désir de monter en compétence s’accompagne aussi d’une volonté de participation : 15 % des répondants ont exprimé leur souhait de participer à un futur collectif national sur l’utilisation de l’IA au sein des collectivités territoriales. L’Ufict des services publics entend déployer un travail pour tout le spécifique et par thématiques métiers afin, souligne Adrien Cassina, de « remettre la démocratie sociale au cœur de la question de la place de l’IA dans nos collectivités ».