Dans tous les journaux, la sortie du nouveau livre de Jordan Bardella fait l’événement. Beaucoup le relatent de manière factuelle. Ils décrivent le prestige du lieu, le théâtre Marigny, « à deux pas de l’Élysée » où « seul en scène » pour reprendre le titre du Figaro, le président du RN intervient après avoir écouté des témoignages de Français défilant sur un grand écran dans une salle « presque » remplie. Les témoignages ont été soigneusement choisis : ils permettent « à l’eurodéputé de vendre le programme du parti d’extrême droite et sa vision désormais libérale de la société française », prévient le Nouvel Obs dans un article qui met en relief la « collaboration » entre Jordan Bardella et le groupe Bolloré.
Tout aussi nombreux sont en effet les journaux à dépasser le factuel pour s’inquiéter du fond : la reprise en main idéologique de la « maison » Fayard, éditrice du livre, le second en une année pour le représentant du RN. Ainsi, Olivier Milot, dans l’hebdomadaire Télérama, se désole : « Si la publication, en moins d’un an, de deux ouvrages du président du Rassemblement national signe l’extrême droitisation de la ligne éditoriale de Fayard, elle ne dit pas à quel point cette prestigieuse maison d’édition a muté jusqu’à devenir, en quelques mois, une des têtes de pont de l’idéologie réactionnaire de ce pays et ruiner ainsi une réputation plus que centenaire. »
Fayard, succursale de CNews
Dans Médiapart Alexandre Berteau et Youmni Kezzouf appuient : « De fait, jamais Fayard n’avait autant affiché ses ambitions politiques lors d’une rentrée littéraire. La mise au pas idéologique de la maison d’édition ne s’est toutefois pas faite sans douleur. En interne, la nomination à sa tête de Lise Boëll, éditrice historique d’Éric Zemmour, connue pour son management autoritaire, a été très mal vécue par une partie des équipes. Tout comme le recrutement, révélé par Blast, d’un assistant éditorial condamné pour diffusion d’images à caractère pédopornographique. » En documentant ainsi « la campagne réactionnaire des éditions Fayard », les deux journalistes alertent : « Fayard a beau être devenu déficitaire pour la première fois depuis des années, la marche est lancée pour en faire une succursale de CNews. »
Si la tonalité n’est pas aussi directe dans La Croix l’inquiétude exprimée dans ses colonnes n’en est pas moins vive : « C’est le paroxysme d’un automne chargé pour Fayard : la publication, ce mercredi 29 octobre, du nouveau livre de Jordan Bardella, Ce que veulent les Français. Cette sortie succède à celles, il y a une semaine, de La messe n’est pas dite, d’Éric Zemmour, et, le 8 octobre, de Populicide, de Philippe de Villiers. En moins d’un mois, ces trois titres achèvent d’arrimer Fayard à l’extrême droite, scénario redouté par une partie du monde du livre dès l’automne 2023, et la prise de contrôle de sa maison mère, Hachette, par Vivendi, détenu par la famille Bolloré. ».
À fond, les patrons !
Ce retour en librairie a au moins l’avantage de faire tomber les masques. Dans Les Échos, Anne Feitz liste les thèmes abordés par le leader d’extrême droite : « Il y aborde, en vrac, l’excès de normes, la bureaucratie bruxelloise, la croisade anti-éoliennes, l’insécurité, l’enfer fiscal, l’environnement (ZAN ou ZFE), le coût du travail excessif, le terrorisme islamiste, etc. ». Libération se montre plus tranchant : c’est « à fond les patrons », insiste le quotidien Nicolas Massol a fait les comptes : sur les vingt témoignages de Français présent dans le livre, onze sont puisés dans le vivier des indépendants, des chefs d’entreprises ou des directeurs.
Il poursuit son analyse : « L’Union européenne, le libre-échange, les normes environnementales, la bureaucratie et la paperasse sont les seuls maux qui pourrissent la vie des travailleurs. Loin du poujadisme originel du FN, celui des petits contre les gros, Bardella dessine une France inspirée du modèle trumpiste, des petits avec les gros. Ce faisant, il répond à une demande réelle de son électorat, que le politiste Luc Rouban avait déjà saisie dans son enquête les Ressorts cachés du vote RN (Presse de Sciences Po, 2024) : “sortir du salariat, être indépendant, se débarrasser de la bureaucratie d’État”, autant de moyens de se tirer d’une mobilité sociale en berne ».
Dans L’Humanité, Anthony Cortes parle de « clarification ». Dans son livre, « le dirigeant d’extrême droite a un objectif clair : mener une OPA sur la question du travail. Celui-ci serait trop taxé. C’est la “France prise à la gorge alors qu’elle travaille”, comme il le dit à propos d’un boulanger. Ce pays qui “produit”, si mal compris de “ceux qui décident”. Des entrepreneurs disent être malheureux dans un pays “où la réussite fait de vous un suspect”. Si la posture de l’auteur en quatrième de couverture – face à des vaches au milieu d’un pré, les mains dans le dos – pourrait prêter à sourire, il faut, prévient le journaliste, prendre au sérieux la tournée médiatique qui s’annonce.
« Apocalypse », « Blitzkrieg » : les mots pour le dire
Tout comme il faut prendre au sérieux la reprise en main de la presse. Sur le site Les Jours, direction le groupe de magazines (Voici, Femme actuelle, Télé-Loisirs, ça m’intéresse…) de Prisma Media, racheté voici quatre ans par Vincent Bolloré. À travers une série d’épisodes, Raphaël Garrigos et Isabelle Roberts relatent « l’apocalypse » vécue par les journalistes, qui parlent aussi de « blitzkrieg » pour décrire l’offensive menée depuis quelques mois pour imposer une nouvelle ligne éditoriale.
Sont ainsi décrites « des interventions incessantes pour imposer tel ou tel sujet et en écarter d’autres : pour faire la promo du groupe, pour faire plaisir à un ami, pour ne pas en chagriner un autre, pour complaire à un annonceur, mais d’abord et avant tout pour que s’infuse ici aussi et à pleins tubes l’idéologie de Vincent Bolloré. » Glissée « entre des recettes de gâteaux aux pommes ou des paparazzades de Marc Lavoine et Adriana Karembeu, c’est infiniment plus subtil que la une hideuse du JDNews montrant Patrick Cohen avec une télé sous le bras », écrivent les deux enquêteurs. En coupant l’appétit.
Christine Labbe
