Start-up : quand l’illusion du néomanagement se dissipe

Le baby-foot au milieu de l’open-space, le fondateur que l’on tutoie, l’émulation qui pousse à sur-travailler… Voilà « l'esprit “start-up” »… qui ne résiste pas à la pression des actionnaires. Entretien avec la sociologue Marion Flécher qui dissèque les étapes de ce processus au cours duquel peut, éventuellement, surgir le syndicalisme.

Publié le : 27 · 06 · 2025

Temps de lecture : 10 min

Les start up se présentent comme un modèle de rupture, avec un management axé sur le "bien-être". Vraiment ?

PHOTOPQR/Ouest France/MaxPPP

Marion Flécher est maîtresse de conférences en sociologie à l’université Paris-Nanterre et chercheuse associée au Centre d’études de l’emploi et du travail (Ceet).

– Options : Depuis plusieurs années, votre champ de recherche porte sur le modèle d’entreprise que sont les start-ups. Pourquoi ce choix ?

– Marion Flécher : Comme sociologue du travail spécialisée dans l’étude des transformations du travail et des organisations à l’ère du numérique, c’est assez logiquement que je cherche à comprendre de quoi les start-ups sont en réalité le nom. Ce travail a été l’objet de ma thèse, adossée à une enquête de terrain réalisée entre 2016 et 2019 en France et dans la Silicon Valley, en Californie. 

En 2017, lorsque je débute mes recherches, Emmanuel Macron entre en campagne et valorise un modèle d’entreprise axé sur le progrès social, économique et créateur d’emplois. Très rapidement, les start-ups deviennent l’exemple à suivre. En observant leurs pratiques managériales, j’ai cherché à saisir les mécanismes de ce modèle d’entreprise, et à comprendre leur impact sur les travailleurs, à la fois objectivement – leurs conditions de travail – et subjectivement – leur vécu.

– Décrites comme « innovantes », ces pratiques managériales intéressent de plus en plus d’entreprises. Sur quels éléments, réels ou fantasmés, repose cet intérêt ? 

– Les start-ups se présentent comme un modèle de « rupture », porteur de nombreuses promesses, notamment en matière organisationnelle. Ce modèle se construit en opposition à celui des grandes entreprises hiérarchiques, verticales, rigides, qui seraient incapables d’innover. Le cadre de travail se veut ici plus flexible, plus « cool » et horizontal, propice à l’épanouissement, à l’autonomie et à l’initiative des salariés. Mes travaux ont consisté à confronter ces promesses à la réalité de terrain, à partir d’une enquête ethnographique menée dans une start-up en forte croissance (1). Ils déconstruisent le mythe de ces entreprises dites « libérées », en remettant notamment en cause leur prétendue nouveauté. En réalité, leurs leviers managériaux sont rarement inventés ex nihilo, ils s’inscrivent le plus souvent dans une forme de continuité. Pour autant, leur modèle reste fortement attractif, singulièrement auprès des jeunes diplômés.

– Cette attractivité se nourrit d’un management dit « bienveillant ». Cela résiste-t-il à l’observation ? 

– Ces entreprises déploient effectivement un management axé sur le bien-être, voire sur le « bonheur » des salariés. Cet accent mis sur la qualité de vie au travail (Qvt) n’est pas une nouveauté ; c’est un concept utilisé depuis les années 1990 par les services des ressources humaines pour susciter de l’engagement dans le travail et de l’attachement à l’entreprise. En fait, c’est la centralité de cette dimension au sein des start-ups qui est frappante. Une partie de l’explication tient au fait que managers et startuppers se déclarent eux-mêmes insatisfaits de la grande entreprise bureaucratique : ils veulent en sortir et proposer un cadre alternatif. 

Cela renvoie aussi à l’émergence de nouvelles attentes à l’égard du travail, avec une plus grande attention accordée à sa dimension expressive et sociale. C’est-à-dire que pour nombre de jeunes diplômés, le travail doit être source de réalisation de soi et d’épanouissement personnel, mais aussi de liens sociaux et amicaux. 

Les fondateurs de start-up l’ont très bien intégré et mettent en place un cadre de travail relativement inédit par la centralité que prennent le ludique et le bien-être. Dès le recrutement, l’accent est mis sur la compatibilité des salariés avec le reste de l’équipe et leur capacité à « faire » collectif. Des moyens financiers importants sont investis dans l’animation du collectif, pour des soirées ou des week-ends. L’organisation se veut aussi plus informelle. Elle s’attache sinon à invisibiliser, du moins à atténuer les formes classiques de la hiérarchie. Le tutoiement est la règle. Les clichés, enfin, sont bien présents : la table de ping-pong ou le baby-foot occupent le centre de l’espace ; les annonces d’emploi mettent en scène de jeunes salariés qui travaillent dans des canapés ou se déplacent en skate. Et c’est une réalité.

– Vous parlez de qualité de vie au travail. Mais quel est l’impact de l’organisation sur les conditions de travail ? 

– La centralité du bien-être au travail est mise au service d’un surinvestissement volontaire, accepté par les travailleurs eux-mêmes, et potentiellement générateur d’épuisement professionnel. Le mécanisme est le suivant : en faisant de l’entreprise un lieu de vie et de sociabilité, tous et toutes sont incités à donner de leur temps, bien au-delà de leurs horaires de travail. Parce que le lieu de travail, où les collègues deviennent des amis, est rendu plus agréable, les frontières entre sphères professionnelle et personnelle sont brouillées. Progressivement, la start-up colonise tous les moments de la vie, y compris le soir avec des séances de sport, de yoga ou de relaxation. L’ensemble fait système et contribue à l’enrôlement des travailleurs, avec leur consentement.

Se construit ainsi une forme d’auto-engagement au travail, alimenté par la perception d’un management plus horizontal et par le sentiment de proximité avec les fondateurs. Ce qui ne veut pas dire que la hiérarchie a disparu. Évidemment, il y a du contrôle, mais sous des formes différentes. Il est plutôt social, délégué au collectif et effectué par les pairs. Il est facilité par l’open-space qui, en créant un cadre d’observation réciproque, contribue à sanctionner les comportements « déviants », comme partir du travail plus tôt. 

Le travail par projet, dans le cadre duquel des équipes pluricompétentes fonctionnent en autonomie, participe également de ce mouvement. L’interdépendance des membres de l’équipe, au sein de laquelle chacun possède une forte expertise, pousse au surengagement. En termes de management, ce levier est beaucoup plus puissant que la contrainte hiérarchique verticale.

L’ensemble s’articule toutefois à des modalités organisationnelles et à des dispositifs managériaux plus classiques. Les salariés ont toujours des objectifs à réaliser et sont évalués par leurs managers lors d’entretiens trimestriels. Ils sont soumis à un système de primes calculées sur la base de leurs objectifs individuels mais aussi collectifs (leurs « projets »), ce qui va les inciter à « performer » : pour eux-mêmes mais aussi pour les autres, dont la rémunération dépend aussi de la performance collective. 

Les start-ups sont, de fait, parvenues à développer un fonctionnement où le management déplace le contrôle hiérarchique vers les équipes et l’intériorité des personnes, en poussant chacun et chacune à l’autocontrôle et à l’auto-engagement. Ces nouvelles méthodes managériales s’inscrivent plus largement dans l’arsenal idéologique du « néomanagement » qui vise à produire le consentement des cadres et leur adhésion au capitalisme, dans l’objectif de faire croître l’entreprise.

« La centralité du bien-être au travail est mise au service d’un surinvestissement volontaire (…) potentiellement générateur d’épuisement professionnel. »

Marion Flécher

– Ce faisant, l’entreprise se financiarise… Le management, montrez-vous, se fait alors plus autoritaire et vertical. Suivant quel mécanisme ? 

– Lorsque l’entreprise grossit, elle tend à se standardiser et, inévitablement, à se bureaucratiser : c’est la première fissure dans le modèle. La situation est paradoxale, puisque la start-up finit par ressembler à la grande entreprise dont elle voulait prendre le contre-pied. À partir d’un certain nombre de salariés, les fondateurs se voient dans l’obligation de multiplier les niveaux hiérarchiques, de mettre en place des « process », c’est-à-dire des règles et des manières standardisées de contrôler le travail, au détriment de l’« agilité » recherchée au départ. Les marges de manœuvre des salariés s’en trouvent réduites. Mieux, certaines start-ups peuvent vite basculer vers un excès de règles, leur production étant parfois considérée par certains comme une forme de rétribution symbolique de leur engagement.

À mesure que s’opèrent les levées de fond, la pression du chiffre et des actionnaires participent aussi à fissurer le modèle en créant de l’insatisfaction. Les changements se font majeurs. Jusqu’alors accessibles et proches de leurs équipes, les fondateurs prennent leurs distances au motif, avouent-ils, qu’ils vont devoir licencier. L’entreprise de mon enquête illustre bien cette transformation : après avoir compté 60 salariés, puis 120, et enfin 400, elle a connu plusieurs vagues de départs et a peu à peu développé des modes de gestion plus dirigistes et impersonnels ; les ruptures conventionnelles se sont multipliées…

Enfin, la financiarisation fait émerger de plus fortes inégalités entre les gagnants et les perdants de la croissance. Inévitablement, une rupture apparaît dans le collectif de travail, en dépit de toutes les politiques visant au « bien-être ». Elle s’opère d’abord entre les anciens – déconcertés, après avoir été si proches des fondateurs – et les nouveaux. Elle apparaît également entre les métiers de la technique, exercés par les « talents » très valorisés en termes de salaire et de conditions de travail, et les fonctions dites de support, plus féminisées et moins bien rémunérées. Ces inégalités accentuent l’insatisfaction, à l’origine de nombreux départs.

– Comment, dans ce contexte de croissance, la question du syndicalisme se pose-t-elle ? 

– Elle se pose juridiquement puisqu’à partir de certains seuils de salariés, les entreprises doivent se doter d’instances représentatives du personnel. Mais plusieurs obstacles peuvent se dresser. D’abord, pour être éligible aux élections, il faut avoir plus de deux ans d’ancienneté. Or, dans ces entreprises relativement jeunes et à la croissance rapide, ce critère réduit considérablement le nombre de candidats possibles… Les candidats éligibles, donc les plus anciens, sont souvent les plus proches de la direction. Très liés aux fondateurs depuis les débuts, ils continuent d’exprimer une certaine admiration à leur égard. L’image des syndicats reste en outre négative ; ils sont vus comme des organisations créant du conflit, à rebours de l’« esprit de famille » attaché originellement à la start-up.

Dans ces organisations, l’insatisfaction est encore vécue de manière individuelle, avec une mise en retrait, voire des départs qui apparaissent comme les uniques voies de résistance et de contestation du modèle. En sociologie, c’est ce que l’on appelle l’« exit ». Il semblerait toutefois que des salariés, aujourd’hui, se syndiquent. Mais ils le font de manière isolée et sans se connaître, ce qui entrave pour le moment la possibilité d’une lutte syndicale et collective.

Propos recueillis par Christine Labbe

  1. Marion Flécher, « Produire l’auto-engagement au travail. Modalités du travail d’organisation dans une start-up en croissance », Revue de l’Ires n°109, 1er semestre 2023.

Christine Labbe

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