C’est dans un climat géopolitique particulièrement tendu que s’est tenu, du 16 au 22 juin, le Salon international du Bourget (93), grand rendez-vous – civil et militaire – de l’aéronautique et de l’espace. Sous la pression, le gouvernement français a fait fermer cinq stands d’industriels israéliens exposant des armements offensifs, et une manifestation « contre l’économie de guerre » a rassemblé des milliers de personnes le 20 juin à Saint-Denis, peu avant la clôture de l’événement.
Le 12 juin, la Cgt d’Airbus a estimé prendre ses responsabilités en envoyant une lettre ouverte à Guillaume Faury, directeur général du groupe et président du Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (Gifas), pour lui signifier que les affaires n’excluent pas un minimum d’éthique. Le syndicat lui a demandé de refuser tout contrat susceptible d’aider l’appareil militaire israélien à poursuivre la destruction de Gaza : « À l’instar des dockers français et italiens qui ont bloqué l’acheminement d’armes vers Israël, les salariés ne veulent pas être complices. » Airbus semble par exemple avoir respecté la directive européenne interdisant la « vente d’aéronefs à la Russie ainsi que des composants indispensables à leur maintenance ». A contrario, le groupe équipe toujours ses avions militaires A330 Mrtt et A400M avec des matériels fournis par la société israélienne d’armement Elbit Systems. « La direction d’Airbus, au lieu de nous répondre sur le fond, nous a intimé l’ordre de ne plus diffuser ce type de courrier, déplore Sébastien Rostan, délégué syndical central Cgt Airbus. Pour la Cgt, c’est au contraire le rôle d’un syndicat d’interroger la finalité des produits fabriqués par les travailleuses et travailleurs, à travers leurs impacts sociaux, économiques, éthiques ou environnementaux. Airbus appartient aussi à ses salarié-e-s. »
250 commandes pour Airbus, mais pas d’embauches prévues
Mais business is business, et l’économie du spatial devrait tripler son chiffre d’affaire d’ici dix ans. Des milliards de dollars se négocient lors du Salon du Bourget. Ainsi, même si les fiascos de Boeing auraient pu fragiliser toute la filière, Airbus a enregistré 250 commandes (400 avec les engagements). Les carnets sont pleins à craquer pour au moins dix ans, mais le groupe ne prévoit aucune nouvelle embauche pour assurer cette montée en charge.
Pour autant, ces perspectives ne satisfont pas Guillaume Faury, car les activités défense, qui représentent moins de 20 % du chiffre d’affaires du groupe, ne décollent pas suffisamment vite à ses yeux. Leader européen, Airbus ne se place même pas dans le top 10 mondial ! Plus globalement, de nombreux commentateurs et dirigeants du secteur affirment que la France a pris du retard dans le développement des technologies de pointe liées au spatial, en particulier la construction et les usages des satellites, alors que le SpaceX d’Elon Musk sature l’espace pour écraser la concurrence (déjà 7 000 satellites en orbite) avec le soutien de l’État américain. Autrement dit, on ferait mieux… si on pouvait capter davantage d’aides publiques ?
Soif de toujours plus de bénéfices
Cette soif de toujours plus de bénéfices, sans pour autant investir en fonds propres, n’était pas forcément dans l’esprit de ceux qui ont développé le secteur depuis les années 1960, grâce, certes, aux financements publics et au pilotage de l’État. Mais désormais, elle se manifeste sans vergogne, ce qui n’étonne nullement les quelque 140 participants aux assises Cgt du spatial, réunis à Toulouse le 10 juin.
Les syndicats Cgt d’Airbus, de Thales et du Centre national d’études spatiales (Cnes) ont organisé cet événement pour échanger sur les enjeux de cet écosystème complexe : « Le secteur est en pleine mutation et se trouve désormais exposé à une concurrence forcenée, à de nouveaux acteurs cherchant des marchés lucratifs, et à des logiques financières voraces. Au point que la pérennité, voire le développement des activités ne s’affichent plus comme les priorités », a détaillé Baptiste Royer, économiste à la fédération Cgt de la Métallurgie.
Projet Bromo de fusion de certaines activités
Le secteur emploie toujours en France quelque 70 000 personnes, en majorité ingénieurs, cadres et techniciens, dont près de 40 % en Occitanie, et implique des centaines de sous-traitants, dont un tiers ne dépendent que d’un unique donneur d’ordre. Ses récentes turbulences ne manquent pas d’interpeler. Ainsi, des rumeurs courent sur un projet de fusion de certaines activités d’Airbus, de Leonardo (ex-Finmeccanica) et de Thales : le projet Bromo. Sauf que les salariés n’en sont pas explicitement avisés, et ne voient pas quelles perspectives s’en dégageraient : « Nous savons, d’expérience, que les fusions servent à viser le monopole, ce qui sur le court terme peut permettre de gros bénéfices, mais ne donne aucune garantie sur le long terme, car l’absence de concurrence peut entraîner un recul de l’investissement, et des acteurs plus innovants finiront par émerger, explique Sébastien Rostan. Par ailleurs, les fusions se traduisent par une mutualisation des compétences, autrement dit par des économies sur les emplois considérés en doublons. »
Le responsable syndical déplore que les représentants du personnel soient laissés dans le flou. Une réduction de voilure serait catastrophique pour la sauvegarde des savoir-faire et expertises, en particulier chez les sous-traitants, même si certains sont devenus indispensables à la maîtrise de certaines technologies et dans la chaîne de valeurs. Rappelons que la loi de 2017 sur le devoir de vigilance est censée obliger les entreprises à clarifier leur stratégie, et à garantir la responsabilité du donneur d’ordre, en particulier quand ses décisions peuvent porter atteinte aux conditions de travail ou engendrer des risques psychosociaux.
Le flou stratégique de l’État
Il faut dire que l’État, principal acteur du secteur, brille également par son flou stratégique. Emmanuel Macron devait présenter sa vision du « New Space français » au Bourget ; l’actualité géopolitique lui a fourni un alibi pour reporter ses annonces à l’automne. Or le pilote reste plus ébloui par les start-ups que par un soutien permanent et solide à l’ensemble de l’écosystème.
En attendant, les grands groupes, en très bonne santé (20,6 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2024 pour Thales, soit + 11,7 %), redistribuent en dividendes la moitié de leurs bénéfices et consentent peu d’efforts en recherche et développement (3 % pour Airbus). Le Cnes apparaît pour sa part très affaibli par le sous-financement public de ces dernières années, et le secteur des lanceurs est exsangue, avec les réductions d’effectifs – de 10 500 à 6 000 salariés – opérées depuis la création d’ArianeGroup en 2016.
Alertes sur la perte de sens et l’épuisement
Dans ce contexte, les assises de la Cgt ont insisté sur deux points particulièrement inquiétants : la perte du sens au travail et l’épuisement professionnel. Chez Thales, tous les voyants sont au rouge concernant la souffrance au travail, sans que la direction ne semble vouloir y remédier. « L’intensification du travail pour tenir les délais de livraisons, accentuée par le manque de reconnaissance, les plans de suppressions de postes et les angoisses face aux enjeux de durabilité du secteur affectent la santé des salariés du spatial », s’alarme Céline Boutet, élue à la Cssct de Thales Alenia Space (Tas), qui a présenté des expertises menées dans le cadre d’une alerte syndicale sur les risques psychosociaux.
Il y a eu trois suicides sur le lieu de travail depuis 2008, dont deux où la responsabilité de l’employeur a été reconnue, des tentatives de suicide, des démissions, alors que travailler dans l’aéronautique et le spatial est souvent un rêve d’enfant pour lequel on s’engage avec passion. « Depuis plus de quinze ans, nous dénonçons le dogme de la performance et la multiplication des contraintes, la mise en concurrence des salariés, la pression au résultat. On se sent en sursis et débordé en permanence. » La médecine du travail de Toulouse a également émis une alerte sur les risques psychosociaux.
Un plan de « gestion active de l’emploi » chez Thales Alenia Space
Thales a connu une année sociale particulièrement éprouvante. Un plan de « gestion active de l’emploi » – censé se limiter à des départs volontaires – est en cours sans autre logique que financière et court-termiste : 1 300 emplois sont concernés, dont 980 en France 650 sur 2 700 à Toulouse, 330 à Cannes. Le 2 juin, après des mois de mobilisation des salariés, la deuxième vague de ce plan, portant sur 400 postes, a été gelée.
« Pour rétablir la confiance, nous revendiquons une tout autre stratégie, défend Thomas Meynadier, délégué syndical Cgt du groupe : Renforcer et renouveler les compétences, par la pérennisation des Cdd et de nouvelles embauches ; reconnaître notre engagement par des rattrapages d’augmentations salariales, alors que malgré les milliards engrangés, les salariés n’ont par exemple eu aucune augmentation collective cette année ; ré-internaliser certaines fonctions ; augmenter les investissements en R&D. Et prendre en compte les enjeux environnementaux pour assurer la pérennité de nos activités. »
Interventions d’élu·es, d’un astronaute, d’un membre du Giec
Pour la Cgt, les programmes spatiaux exigent de la stabilité, tant sur les processus de production que sur la gestion humaine, et une « vision de long terme soumise au débat démocratique ». Des élus sont venu soutenir cette vision, parmi lesquels Christine Arrighi, députée de la Haute-Garonne, et la présidente de la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale, Aurélie Trouvé, attachées au pilotage par l’État et à la conditionnalité des aides publiques. Reste que les participants aux assises ont dressé le constat que leurs employeurs négligeaient la durabilité de leurs activités, particulièrement déterminante compte tenu du réchauffement climatique : les satellites et leurs outils technologiques ne devraient-ils pas, avant tout, permettre d’accroitre les connaissances, de surveiller le climat et de sauver la diversité du vivant?
L’astronaute Philippe Perrin et le géophysicien et membre du Giec Benoît Meyssignac ont notamment détaillé le fait que la prolifération des lanceurs et des satellites aurait des conséquences qu’on a encore du mal à déterminer concernant les débris, mais aussi la détérioration des couches hautes de l’atmosphère. Décarboner l’ensemble de ces activités, c’est aussi la préoccupation d’étudiants de Sup-aéro, membres du réseau Pour un réveil écologique, partenaire de l’Ugict dans la réalisation du Radar travail-environnement, outil valorisé par les acteurs et organisateurs de ces assises.
Toutes ces urgences, les salariés du secteur s’organisent pour les penser collectivement, y compris en intersyndicale et au niveau européen, et s’imposer comme interlocuteurs pour exiger de la visibilité, de la transparence sur les stratégies à venir. De nouvelles assises doivent rapidement se tenir pour affiner les revendications et propositions communes. « Ou alors, on peut décider que le spatial ne sert à rien d’autre qu’à regarder des chatons sur nos smartphones », ironise Éric Peschot, délégué Cgt du Cnes.