Paul Morphy, l’énergie naturelle

Entre 1858 et 1860, un jeune prodige américain a bouleversé le monde des échecs par son style limpide et incroyablement précis. Avant de brusquement se retirer de la compétition, pour mener une vie oisive et relativement obscure. Ses parties légendaires ont été étudiées par des générations de joueurs. 

Publié le : 12 · 09 · 2025

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© Deva Darshan/Pexels

Paul Charles Morphy est né le 22 juin 1837 à la Nouvelle-Orléans, aux États-Unis. Son père, un juge de paix, lui enseigne les règles du jeu. Dans la famille, tous les hommes jouent aux échecs : son grand père ; son père ; son grand frère et son oncle Ernest, qui est d’ailleurs un des meilleurs joueurs de la ville. Le petit Paul va jouer d’innombrables parties contre son oncle. Dans le même temps, il lira, ou plutôt il dévorera toute la littérature échiquéenne disponible. À partir de son 12e anniversaire, l’enfant est imbattable. Les meilleurs joueurs de la Nouvelle Orléans succombent à ses attaques mortelles. 

Mais les aptitudes de Paul ne se limitent pas aux échecs. L’enfant stupéfie sa famille par sa mémoire exceptionnelle. Il accumule une érudition inouïe en lisant des ouvrages d’échecs en allemand, en français, en espagnol et bien sûr en anglais. Il étudie le célèbre traité de Philidor de 1749, ainsi que les parties analysées par les meilleurs joueurs européens. Parallèlement, ses résultats scolaires sont brillants. À 19 ans, il obtient son diplôme d’avocat mais, comme l’État de Louisiane ne l’autorise pas à exercer avant sa majorité, il doit attendre deux ans… qu’il va passer à jouer aux échecs !

L’étoile du café de la Régence

Paul s’ennuie aux États-Unis. Sur l’ensemble du continent américain, personne ne peut rivaliser avec lui sur un échiquier. Il entreprend alors un long voyage en Europe. En juin 1858, il s’installe à Londres. Il rêve d’affronter les héros de son enfance, dont l’immense Howard Staunton, considéré comme le plus fort joueur européen. Les uns après les autres, les meilleurs – Henry, Bird, Johann Löwenthal et d’autres – sont sévèrement battus. Inquiet, Staunton se défile en prétextant avoir beaucoup de travail. Pendant des mois, il se gardera bien de croiser le fer avec le brillant jeune homme venu du Nouveau Monde. Paul patiente, en vain. 

Comprenant que le champion anglais n’osera jamais l’affronter en match, Morphy se rend à Paris à l’automne 1858, et pousse les portes du café de la Régence, rue Saint-Honoré. C’est le rendez-vous incontournable des meilleurs joueurs d’Europe et d’ailleurs. Comme à Londres, le jeu direct et puissant du jeune Américain éblouit ses adversaires. Et comme à Londres, personne ne peut lui tenir tête. 

La chute de la météorite

Entre 1858 et 1860, Paul Morphy est incontestablement le plus fort joueur de la planète. Sur l’ensemble de sa vie, en comptant les tournois et les matches disputés aux États-Unis et en Europe, il aura joué 227 parties officielles, avec un taux de victoires de 87 %. Rentré en Louisiane en 1859, il décide de se concentrer sur sa carrière d’avocat. Mais la guerre civile éclate en 1861. Opposé à la sécession du Sud, Morphy retraverse l’Atlantique et s’installe à Paris avec sa mère et sa sœur. 

À la fin de la guerre, le retour en Louisiane est difficile. Certains ne lui pardonnent pas d’avoir « trahi » le Sud. Il ne veut plus jouer aux échecs. Au fil des années, sa raison vacille. Il est oisif, vit de l’argent de sa famille, la dépression le ronge. Il meurt à 47 ans, un après-midi, dans la maison de sa famille. Les médecins diagnostiqueront une attaque cérébrale. 

Les trois grands principes de Morphy

Wilhelm Steinitz qui sera champion du monde de 1866 à 1894 écrira à son sujet : « Morphy était un génie absolu. Il a découvert trois principes essentiels du jeu d’échecs :

  1. un rapide développement des pièces ;
  2. la prise et l’occupation du centre ;
  3. l’ouverture des lignes.

En 1858, Paul Morphy a terrassé en match Adolf Anderssen, le meilleur joueur en activité sur le vieux continent. Face au jeune prodige, le formidable joueur Allemand a perdu sept parties pour deux victoires et deux nulles.

La 7e partie du match est un joyau de précision et d’énergie.

Paul Morphy-Adolf Anderssen 

Paris, 7e partie du match, 1858. Défense scandinave.

1.e4 d5 2.exd5 Dxd5 3.Cc3 Da5 4.d4 e5 5.dxe5 Dxe5+ 6.Fe2 Fb4 7.Cf3!? (Morphy aurait pu continuer tranquillement par 7.Fd2, au prix d’un pion il opte pour un jeu actif.) 7…Fxc3+ 8.bxc3 Dxc3+ 9.Fd2 Dc5 10.Tb1 Cc6 11.0–0 Cf6 12.Ff4 0–0 (Anderssen rend le pion, jugeant que : 12…De7 13.Te1 était trop dangereux.) 13.Fxc7 Cd4 14.Dxd4 Dxc7 15.Fd3 Fg4 (15…b6 avec l’idée …Fb7 était une suite plus solide que le coup joué.) 16.Cg5! (la menace directe est : 16…– 17.Cxh7 Cxh7 18.Dxg4+-) 16…Tfd8? (ce coup naturel est une erreur, préférable était : 16…Fd7 avec l’idée …Fç6) 17.Db4 (conserve la menace précitée et attaque le pion b7.) 17…Fc8?! (17…h6!? 18.Ce4 Cd7 19.Dxb7 Dxb7 20.Txb7 Ce5 et les Noirs ont du jeu pour le pion.) 18.Tfe1 (à présent, toutes les pièces blanches sont en jeu et la tour menace d’arriver en e7.) 18…a5 (sur : 18…Td7? 19.Fxh7+! Cxh7 ((19…Rh8 20.Df8+ Cg8 21.Dxg8#)) 20.Te8+ Cf8 21.Txf8#) 

(voir diagramme)

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19.De7! (un coup difficile, avec l’initiative on n’aime pas échanger les pièces, encore moins les Dames. Pourtant, c’est ici le plus précis car la cible en f7 sera difficile à défendre.) 19…Dxe7 20.Txe7 Cd5 (20…Tf8 est inutile car après 21.Fc4 la position noire tombe en ruine.) 21.Fxh7+ Rh8 (21…Rf8?? 22.Txf7+ Re8 23.Te1++-) 22.Txf7 Cc3 23.Te1! (bien sûr Morphy s’empare de la colonne « e ».) 23…Cxa2 (l’espoir des noirs est d’avancer leur pion « a ».) 24.Tf4! (24.Fg6! était également très fort. Avec la tour en h4, les noirs seront en danger de mat, en outre, il y a la menace Cf7+.) 24…Ta6 (Anderssen espère : 25.Cf7+ Rxh7 26.Cxd8 Cb4, Morphy va tuer ses espérances. Après: 24…Fd7 25.Fg6 Tf8 ((25…a4 26.Th4+ Rg8 27.Ff7+ Rf8 28.Th8#)) 26.Th4+ Rg8 27.Fh7+ Rh8 28.Fe4+ Rg8 29.Fd5+ Fe6 30.Fxe6+ Tf7 31.Fxf7+ Rf8 32.Th8#) 25.Fd3!! (simple et décisif, les noirs perdent une tour nette : 25…Tf6 ((25…Txd3 26.Tf8#)) 26.Txf6 gxf6 27.Cf7+ Rg7 28.Cxd8+-) 1–0


Dans cette partie, Paul Morphy affronte le meilleur joueur français qui, en 1843, avait battu Howard Staunton en match.

Saint-Amant – Morphy

Paris, 1858. Partie italienne.

1.e4 e5 2.Cf3 Cc6 3.Fc4 Fc5 4.c3 Cf6 5.d4 (cette ligne de l’Italienne était très populaire en ce temps-là. De nos jours les grand maîtres optent fréquemment pour 5.d3 qui porte le nom de variante moderne.) 5…exd4 6.cxd4 Fb4+ 7.Fd2 (le gambit Gréco : 7.Cc3 Cxe4 8.0-0 Fxc3 9.d5 Ff6 10.Te1 Ce7 11.Txe4 d6 12.Fg5 était bien connu de l’Américain, le jouer eut été un peu naïf.) 7…Fxd2+ 8.Cbxd2 d5 9.exd5 Cxd5 10.0-0 (aujourd’hui, la théorie considère que : 10.Db3 Cce7 11.0-0  0-0 12.Tfe1 c6 13.a4  est un meilleur essai. Bien qu’après 13…Db6! 14.a5 Dxb3 15.Cxb3 Td8 les blancs n’ont aucun avantage.) 10…0-0 11.h3?! (un mouvement beaucoup trop timide, qui perd toute chance d’avoir un quelconque avantage dans l’ouverture. Une suite connue est : 11.Ce5! Cxd4 12.Cb3 Cxb3 13.Fxd5 Df6 14.Fxf7+ Txf7 15.Dxb3 Dxe5 16.Tfe1 Fe6 17.Txe5 Fxb3 18.axb3  avec une finale égale.) 11…Cf4 (Morphy s’empare de l’initiative.) 12.Rh2? (le Français est trop préoccupé par la défense de son aile roi. Préférable était 12.Ce4 avec une position jouable. Dans certaine position, et surtout face à un grand attaquant, la passivité peut être fatale.) 12…Cxd4 13.Cxd4 Dxd4 14.Dc2 Dd6! (la dame souhaite se rendre en h6, un poste idéal pour attaquer l’aile roi.) 15.Rh1 Dh6 16.Dc3 Ff5 17.Rh2 Tad8 18.Tad1 18…Fxh3! (après avoir préparé le terrain, Morphy passe à l’action. La tactique joue en sa faveur.) 19.gxh3 (c’est ça, ou l’abandon.) 19…Td3! (un exemple instructif et élégant du thème de l’interception. La défense de h3 coûte la dame.) 20.Dxd3 Cxd3 21.Fxd3 Dd6+ (la désagréable pointe finale.) 22.f4 Dxd3  0-1


Le problème du mois

Étude de L. Prokes, 1944.

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Les blancs jouent et gagnent.

La solution

Solution : 1.Tc6+! (la bonne tour, sur : 1.Ta6+ Rg5 2.Tc5+ Rg4 3.Ta4+ Rh3 4.Tc3+ Rh2=, les blancs n’ont plus rien.) 1…Rg5 (1…Rg7?? 2.Ta7+ Rh8 3.Tc8+ Dg8 4.Txg8+ Rxg8 5.Rf3, le mat va venir en moins de dix coups.) 2.Tc5+! Rg4 (si : 2…Rf6? 3.Ta6+ Re7 4.Tc7++-) 3.Tc4+ Rh3 (forcé : 3…Rf5 4.Ta5+ Re6 5.Tc6+ Rd7 6.Ta7+ Rxc6 7.Txh7+-) 4.Tc3+ Rh2 (à nouveau, sur : 4…Rg4 5.Ta4+ Rf5 6.Tc5+ Re6 7.Ta6+ Rd7 8.Ta7+ Rd6 9.Txh7+-) 5.Rf3+! Rh3 (5…Rg1? 6.Tc1#) 6.Rf4+ Rh4 7.Th2# 1–0

Éric Birmingham

Pour aller plus loin :