Qu’est-ce que la grande littérature ? Qu’est-ce qui définit un bon roman ? Pourquoi considérer qu’un auteur a réalisé un chef d’œuvre ? Voici des questions auxquelles il est difficile de répondre. Pour autant, un élément semble primordial et immuable : que le fond et la forme soient en connivence, voire en osmose, quand les mots et les histoires se tissent.
Le titre du dernier roman de Yanick Lahens est Passagères de nuit. Qui sont ces passagères ? Ces sont des femmes d’Haïti au mitan du XIXe siècle ; ce sont des enfants, des petits-enfants d’esclaves, qui ont traversé la nuit de l’humanité, cette nuit qui porte sa part d’ombre jusqu’à nos jours. Ces femmes sont, au regard de l’Histoire, des invisibles et des inaudibles d’autant que le silence est une de leurs armes. Trouver des mots pour, dans l’obscurité, les rendre d’abord apparentes, perceptibles puis flagrantes, tout simplement visibles, trouver les mots pour que leurs voix se fassent entendre et enfin trouver une combinaison entre ces mots, pour que l’histoire intime de ces femmes soit constituante de l’histoire de l’humanité est le pari magnifiquement réussi de Yanick Lahens.
« Une silhouette vacillant dans la nuit »
Le récit commence à la Nouvelle-Orléans, dans « celle ville au peuple remuant, aux viscères mouvants, là ou malgré les dernières levées dressées le long du Mississippi, dans la partie sud du quartier, par les propriétaires les années précédentes, les fortes averses rendaient souvent les rues impraticables. Mais nous savions tous qu’il fallait être sur nos gardes avec la montée des eaux », précise Élisabeth Dubreuil.
« J’avais subtilisé un couteau de cuisine que j’avais glissé dans mon sac. Je me suis cachée une heure dans l’embrasure d’une porte cochère, épiant l’arrivée de cet homme que j’avais l’intention de tuer. Et c’est en fixant un point au loin que je l’ai vu avancer dans ma direction. Une silhouette vacillant dans la nuit encombrée de formes enchevêtrées. Il évitait les obstacles sur son chemin en marchant très lentement. Comme beaucoup d’hommes blancs créoles, il avait une maîtresse, femme de couleur qui logeait dans le quartier. Il connaissait donc bien cette rue qui menait au prochain pâté d’immeubles chez sa maîtresse. En le voyant arriver, j’ai posé un masque de carnaval sur le visage, changé mon “tignon” (1) pour un foulard couleur brun jaunâtre et me suis revêtue d’une veste achetée quelques jours avant au marché français. Je l’ai précédé de quelques pas. Malgré mon châle épais, mes vêtements étaient trempés, mes pieds mouillés, et je commençais à frissonner légèrement, à peine visible dans l’obscurité. Ma volonté tenait tête à toutes ces souffrances. J’ai attendu qu’il soit tout près de moi pour saisir le couteau des deux mains et lui planter dans la poitrine. »
« La première échappée de la prison des conventions »
L’homme en question, un ami de son père, habité par ce « mâle appétit » qui prend plaisir « à briser une volonté, à plier une nuque, à enfoncer dans le bas du ventre l’arme redoutable d’un sexe d’homme », a tenté de la violer deux fois. Elle veut qu’il « goûte enfin à un évènement qui lui fasse plier l’échine ! Qu’il tombe face contre boue ».
Pour un tel acte, il faut du courage, courage qu’elle tient de sa grand-mère Florette Dubreuil, qui a « miraculeusement survécu aux sévices et affres de l’esclavage à Saint-Domingue, aux trois tremblements de terre du Cap-Français en mai 1793, aux incendies, aux cyclones et aux massacres des guerres d’indépendance » et a su « se tirer d’affaire entre les créoles nés en Louisiane, propriétaires des plantations ou des bâtisses de la ville, tout comme l’étaient quelques affranchis, les Blancs fraîchement débarqués ». Elle est « la première échappée de la prison des conventions » dans cette lignée. Alors, Élisabeth fuit, fait le chemin inverse qu’avait emprunté son aïeule et repart à Haïti.
« Bruit des bottes et des chevaux »
Régina est la narratrice de la seconde partie du roman et tout se situe en Haïti, cette terre « qui regarde ailleurs, alors qu’elle n’a pas encore fini de mettre bas pour ses propres enfants. Une terre qui a trop à porter. Alors son dos cède, ses jambes flanchent sous le fracas des déflagrations, des lames de machettes, le bruit des bottes et des chevaux ». Régina est « née dans la rudesse », mais avec « cette flamme vacillante, tenue, qu’aucun malheur n’arriverait à éteindre ».
Elle a 10 ans lorsqu’elle quitte sa « case sur le flanc doux d’un morne, les cacaoyers et caféiers à l’ombre des branches de chêne ». Elle tient la main de sa mère qui marche pieds nus, mais avait « enveloppé les pieds » de Régina de « bouts d’un coton grossier qu’elle avait ramassés, Dieu seul sait où ». Arrivées à Port-au-Prince, elle constate « que nous étions deux apparitions d’un autre monde. À leur regard, nous sentons que les hommes et les femmes accroupis devant des étals ou déambulant un panier sur la tête se souvenaient de leur propre arrachement à leur terre. Leur regard […] semblait nous dire qu’ici, on perpétuait la douleur ».
« Absorber la douleur est un apprentissage patient »
Destination du voyage ? La coquette petite maison en bois de Madame Mérisier, là où la petite devient domestique, voire bonne à tout faire. Très vite, elle goûte le fouet, apprend qu’« absorber la douleur est un apprentissage patient », que « plier sans rompre exige souvent davantage que lutter : quand la douleur approche, tu feins de ne pas la reconnaître. C’est une inconnue qui passe son chemin ».
Alors, Régina s’enfuit de la maison Mérisier. Man Jo, « la marchande la plus opulente du marché, la reine des lieux, qui tenait le plus grand commerce de détail », l’accueille chez elle, et lui offre sa première nuit sur un matelas. Mais le récit de Régina est une adresse à l’amour de sa vie, le général Léonard Corvaseau : « mon général, mon amour, mon homme ». Il est celui qui lie Élisabeth à Régina.
« Souvent Man Jo répétait : ta vraie force est que tu sais rester silencieuse. De longues heures. C’est ta force. C’est ta royauté secrète. Ta souveraineté. Et c’est très bien. Mais n’exagère pas ! » Heureusement, Yanick Lahens n’exagère pas, elle révèle, déchire les silences de l’intimité et dévoile, démasque, défait les silences de l’Histoire.
Oui, « Passagères de nuit » est un véritable chef d’œuvre.
- Yanick Lahens, Passagères de nuit, Sabine Wespieser éditeur, 2025, 224 pages, 20 euros.
- Tignon : coiffe nouée en turban autour de la tête.
