Transformation technologique : le besoin d’espaces délibératifs

Comment et pourquoi utilise-t-on l’IA ? Pour quelles innovations ? Déterminer de nouveaux usages va prendre du temps, et nécessite un investissement dans les capacités d’apprentissage. Or celui-ci est insuffisant, du fait d’une vision court-termiste se focalisant sur les usages les plus évidents, comme l’optimisation des processus de production.

Publié le : 15 · 03 · 2024

Mis à jour le : 09 · 05 · 2025

Temps de lecture : 9 min

Image abstraite réalisée par Antoine Thibaudeau, mélangeant peinture acrylique, étoiles scintillantes et reflets aquatiques.

Un entretien avec Nathalie Greenan, économiste, professeure des universités, attachée au Centre d’études de l’emploi et du travail (Ceet), membre du Laboratoire interdisciplinaire des sciences de l’action, au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam).

– Options. Vous avez travaillé pendant quatre ans sur la mesure de la transformation technologique et ses conséquences socio-économiques. Dans quel cadre s’inscrit ce travail et quelle en a été la méthodologie ?

– Nathalie Greenan. Il s’inscrit dans le cadre du projet européen « Beyond 4.0 ». Coordonné par un laboratoire néerlandais, Nto, spécialisé dans le champ du travail et de l’emploi, il porte sur l’impact des transformations technologiques sur l’emploi, les modèles d’entreprise et le bien-être des travailleurs, en rassemblant les travaux de neuf partenaires issus de sept pays. Responsable scientifique de la participation française pour le Cnam-Ceet, j’ai cordonné, avec Sylvie Hamon-Cholet et Silvia Napolitano, le pilier quantitatif du projet, en mobilisant les données et enquêtes européennes. 

Jusqu’à présent, la transformation technologique était plutôt envisagée sous l’angle de la performance des entreprises. L’originalité de notre recherche est d’être axée sur les conséquences socio-économiques de ces transformations, en comparant, dans nos analyses, les points de vue des employeurs et des salariés. Dans notre approche empirique, nous avons ainsi cherché à rapprocher les meilleures sources sur la transformation technologique, en général collectées auprès des employeurs (usages des technologies, innovation…) et celles traitant des enjeux pour les salariés (conditions de travail, intensification, satisfaction au travail…). La plupart du temps il s’agit d’enquêtes réalisées auprès des ménages ou des salariés. Le rapprochement au niveau européen reste complexe. Il s’agit en effet d’identifier une « cellule commune » à ces différentes enquêtes pour intégrer les données, puis de combiner les sources au niveau d’un « secteur-pays ». 

« On peut avoir l’impression que les situations de travail vont être brutalement révolutionnées, mais c’est rarement ce qui se produit. Fondamentalement, l’accélération technologique, potentiellement porteuse de connaissances nouvelles, ne dit rien des usages qui nous concernent tous et toutes comme humains, société ou organisation. »

– Que se passe-t-il quand une nouvelle technologie est en cours de déploiement ? 

– Lorsque apparaît une nouvelle technologie, comme aujourd’hui l’intelligence artificielle générative, les discours produits reflètent deux approches. D’abord, celle des travaux prospectifs qui diffusent des narrations, utopiques ou dystopiques, à partir de scénarios imaginaires ou de cas emblématiques. Et puis il y a celle qui relève des études empiriques. Si les résultats issus de ces dernières sont en général scientifiquement solides, il faut savoir qu’ils s’appuient sur des données relevées à des périodes antérieures. C’est ainsi qu’actuellement, les résultats les plus récents sur les effets de la technologie sur l’emploi concernent la première décennie des années 2000. Encore émergentes, les données sur l’IA – et qui ne concernent pas encore l’IA générative – demandent à être consolidées pour produire des résultats robustes.

– Peut-on, pour autant, en tirer des enseignements ?

– On peut avoir l’impression que les situations de travail vont être brutalement révolutionnées, mais c’est rarement ce qui se produit. Fondamentalement, l’accélération technologique, potentiellement porteuse de connaissances nouvelles, ne dit rien des usages qui nous concernent tous et toutes comme humains, société ou organisation. En réalité, les mouvements sont structurels, et ce que nous avons pu observer dans le passé reste pertinent pour le présent, notamment parce que notre outil productif continue à fonctionner en grande partie sur des usages anciens. Déterminer collectivement des usages radicalement nouveaux, susceptibles d’émerger et de se généraliser, va prendre du temps et s’inscrire dans un processus continu. Il peut y avoir une accélération, du fait d’une augmentation de notre capacité à produire des données en temps réel ; pour autant, ces données ne sont pas utilisables directement mais doivent être retravaillées pour produire du sens.

Ceci étant posé, nous avons cherché à développer une modélisation de la transformation numérique qui nous semble plus pertinente, dans une perspective nouvelle. Jusqu’à présent, ceux qui travaillent sur l’analyse des conséquences socio-économiques considéraient qu’il y avait transformation dès lors qu’une organisation adoptait une nouvelle technologie. Mais ce n’est pas parce que les logiciels sont mis à jour avec des outils d’intelligence artificielle que celle-ci va être effectivement utilisée dans notre travail. 

Notre vision est différente et repose sur l’idée suivante : il y a transformation quand ces technologies nouvelles sont mobilisées dans le cadre de la définition d’usages nouveaux, qui vont permettre aux organisations d’innover. Cette transformation prend appui sur un processus de création de connaissances nouvelles qui ne viennent pas que du changement technique. Dans le modèle que nous avons retenu, l’innovation va ainsi résulter de trois facteurs : les investissements dans les technologies émergentes ; la recherche et développement ; la capacité d’apprentissage des organisations. Si les deux premiers sont traditionnellement convoqués dans la théorie de l’économie de l’innovation, le troisième fait partie des apports de notre contribution. 

– Comment, justement, définissez-vous cette capacité d’apprentissage ? 

– C’est une dimension est encore peu présente dans les résultats des travaux empiriques. Elle renvoie à la capacité collective à définir des usages nouveaux et à fabriquer des connaissances nouvelles, ce qui va permettre d’innover. Cela va bien au-delà des enjeux de compétences et de formation. Cette capacité d’apprentissage est avant tout un attribut des organisations ; elle intervient, non pas en aval, une fois que la transformation technologique a eu lieu, mais en amont, au moment où ce processus est en train de se faire. Elle est fondamentalement collective et non centrée sur les individus. Ces derniers, en effet, peuvent être très compétents, sortir du système éducatif avec la qualification nécessaire à la mobilisation de l’IA, et pourtant ne pas pouvoir la mettre en œuvre dans les entreprises où les capacités d’apprentissage n’existent pas. Ces entreprises auront peut-être une main d’œuvre bien formée, mais se trouveront dans l’incapacité d’innover. 

Dans le cadre de notre travail, nous avons pu mesurer cette capacité d’apprentissage. Or, les résultats montrent qu’elle ne s’est pas développée au cours des vingt dernières années, probablement parce que les entreprises ont peut-être davantage investi dans la technologie elle-même, notamment sous l’effet de la concurrence. Cette insuffisance des investissements dans la capacité d’apprentissage, qui s’observe dans la plupart des pays d’Europe, peut expliquer la stagnation de la productivité. Dit autrement : les résultats attendus de la révolution technologique appuyée sur l’ordinateur et les technologies de l’information et de la communication (Tic), amorcée dans les années 1970, ne se traduisent pas dans les chiffres : nous observons au contraire une croissance lente de l’efficacité des facteurs de production. 

« Les IA génératives ne produisent des connaissances originales qu’à partir de la recombinaison de connaissances existantes. Est-ce que cela va permettre d’innover ? Probablement. Mais le risque est de laisser l’outil tourner sur lui-même en ne produisant rien de plus qu’une synthèse – à la puissance alpha – de ce qu’on sait déjà. »

– Quelles en sont les conséquences sur les salariés eux-mêmes, en termes de conditions de travail ou de sens au travail ?

– Nous n’avons pas mesuré directement l’impact sur le sens du travail. Mais du point de vue socio-économique, nous montrons que si l’investissement dans les capacités d’apprentissage permet aux entreprises d’innover davantage, il est aussi favorable aux salariés. Sur le marché du travail, c’est moins de chômage et une meilleure qualité des emplois – notamment en terme de rémunération –, et une moindre réorganisation des métiers. Dans les situations de travail, elle entraîne davantage d’autonomie, une meilleure maîtrise du temps de travail et une moindre plateformisation du travail. Mais il y a des points de vigilance, comme le risque d’interpénétration entre les sphères personnelle et professionnelle, avec les phénomènes de débordement du travail. 

– Comment expliquer que cet investissement, favorable à tous, n’est pas réalisé ?

– Cette insuffisance suggère qu’il y a bien des barrières à la prise en compte des capacités d’apprentissage. Par exemple, une vision court-termiste, avec une focalisation sur les usages les plus évidents, comme l’optimisation des processus de production tout au long de la chaîne de valeur, dans un contexte de globalisation. Or, il semblerait que cette stratégie de réduction des coûts soit épuisée. D’autres travaux, notamment ceux de France Stratégie sur les organisations du travail apprenantes, ont montré que l’expérience professionnelle n’était pas assez prise en considération. Il faut parvenir à mieux valoriser et reconnaître la capacité que les salariés ont à développer des connaissances, à trouver des solutions en interagissant collectivement dans le contexte de travail.

– Vous plaidez pour un investissement dans les capacités d’apprentissage. Dans le même temps, les IA génératives risquent de les affaiblir. Comment l’éviter ? 

– Il faut en effet être extrêmement vigilant à ce que ces outils soient bien des outils d’assistance, au service des apprentissages. L’innovation suppose un savoir nouveau qui produit une valeur nouvelle. Or, les IA génératives ne produisent des connaissances originales qu’à partir de la recombinaison de connaissances existantes. Est-ce que cela va permettre d’innover ? Probablement. Mais le risque est de laisser l’outil tourner sur lui-même en ne produisant rien de plus qu’une synthèse – à la puissance alpha – de ce qu’on sait déjà. Ce n’est pas cela qui va nous permettre de résoudre, par exemple, les changements complexes qu’impose le dérèglement climatique. Cela démontre le besoin d’espaces délibératifs. Il va falloir débattre des finalités des IA génératives : comment et pourquoi on les utilise, pour quelles innovations ? Et ceci, aussi bien dans les entreprises et les administrations que dans le monde éducatif ou la recherche… avec toutes les parties prenantes, en particulier avec les partenaires sociaux. 

Propos recueillis par Christine Labbe

Christine Labbe

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