IA : « Peu de métiers vont en réalité complètement disparaître »

Un entretien avec Antonin Bergeaud, professeur associé à Hec. Lauréat du prix du meilleur jeune économiste en 2025, il a été récompensé pour ses travaux sur l’intelligence artificielle.

Publié le : 13 · 06 · 2025

Mis à jour le : 16 · 06 · 2025

Temps de lecture : 8 min

Si de nombreux emplois de cadres sont fortement exposés à l'IA, les freins à leur automatisation sont encore multiples.

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Options : D’après vos travaux sur l’intelligence artificielle générative, moins de 10 % des emplois seraient réellement menacés par son déploiement, ce qui relativise un certain nombre de scenarii pessimistes. Comment en êtes-vous arrivé à cet ordre de grandeur ?

– Antonin Bergeaud : Les travaux (1) que vous évoquez ont été publiés début 2024, moins de deux ans après le lancement de ChatGpt et des générateurs d’images comme DallE. À cette époque, je faisais partie d’une commission mise en place par le ministère de la Culture pour réfléchir à l’impact de l’automatisation dans les métiers de son champ, en particulier de la création artistique. Nous avons alors rencontré des professionnels extrêmement inquiets. Leurs craintes étaient d’autant plus vives que des études prospectives annonçaient la disparition de la moitié des emplois et affirmaient que les neuf dixièmes des emplois de 2030 n’existaient pas encore… Ce n’est pas la première fois que se produit une vague technologique avec de très forts potentiels d’automatisation. Et chaque nouvelle vague occasionne les mêmes anxiétés.

Cette vision d’un futur pessimiste est alimentée par une sorte d’accélération de la technologie de mon point de vue surestimée. Personne n’est aujourd’hui en mesure de quantifier précisément la part des emplois qui pourrait disparaître ; affirmer que « seuls » 10 % le pourraient est une manière d’établir un ordre de grandeur qui nous resitue dans un contexte plus « habituel ». Prenons l’exemple de la robotisation dans le secteur industriel : les économies allemande et japonaise y ont eu fortement recours. Leur emploi industriel a pourtant été maintenu.

— L’une des spécificités de vos travaux est qu’ils reposent sur une approche par métiers. Comment avez-vous procédé ?

— Les métiers ne sont pas des objets homogènes, mais peuvent être décomposés en une succession de tâches qui se font plus ou moins en complémentarité les unes des autres. Je les ai donc étudiés tâche par tâche, en prenant appui sur les descriptions issues de bases de données anglo-saxonnes. Celles-ci permettent de déterminer – avec un peu d’arbitraire il est vrai – si l’IA peut avoir un impact sur chacune d’entre elles : peut-elle faire mieux ou moins bien qu’un être humain ? Ce travail montre que presque tous les métiers sont impactés, mais de manière très différenciée. Dans tous les cas, ce modèle dit « task-based », très utilisé en économie du travail et en macroéconomie, montre que peu de métiers vont en réalité complètement disparaître. Pour qu’il en soit ainsi, il faudrait que l’IA touche leur cœur créatif. Or, peu d’entre eux sont composés de plus de 70 % de tâches automatisables.

— Si on entre dans le détail des résultats, vous mettez en évidence un certain nombre de professions qualifiées qui sont particulièrement vulnérables face à l’IA, comme les comptables ou les traducteurs. Pourquoi le sont-elles plus que d’autres ?

— Justement parce qu’une part importante de leurs tâches centrales est menacée ou déjà, en grande partie, effectuée par des IA. Mais cela ne vaut que si ces métiers ne se transforment pas et ne s’adaptent pas. Or, dans la réalité, ils y parviennent. De nombreux comptables n’ont pas attendu l’arrivée de ChatGpt pour changer leur manière de travailler… Grâce à l’IA, ils peuvent aussi développer une expertise et une capacité à répondre à des problématiques plus complexes. Selon certaines études, il pourrait même y avoir un effet global positif sur l’emploi. Mais cela reste à confirmer.

— D’autres métiers (journaliste, architecte, juriste…) sont également fortement exposés. Mais les freins à leur automatisation sont nombreux et, sous certaines conditions, ils pourraient même bénéficier d’un effet « superstar ». Qu’est-ce à dire ?

— Dans ce groupe de métiers, on trouve en effet ceux dont l’automatisation impacte des tâches relativement centrales, tandis que d’autres tâches importantes sont moins menacées. Par exemple, un journaliste va voir son métier se transformer radicalement. L’IA va peut-être permettre de travailler plus vite, d’accompagner ou d’améliorer la rédaction d’articles ou de faire des recherches plus approfondies. Mais ce qui fait la qualité d’un journaliste humain restera toujours pertinent. L’effet « superstar » renvoie à l’idée que l’IA peut ainsi rendre les travailleurs « meilleurs », dès lors qu’ils savent l’utiliser et ont été préparés en ce sens. Cet effet, on peut le repérer au niveau individuel, mais aussi au niveau collectif, dans l’entreprise. Cette dernière doit faire les bons choix en termes d’adoption de l’IA, en fonction de ses besoins et de ses spécificités, en collaboration avec les ingénieurs.

« Il ne faut surtout pas bloquer, par principe, l’utilisation des IA, sous prétexte que c’est dangereux »

Antonin Bergeaud

À ce premier principe, il faut en ajouter un second : il ne faut surtout pas bloquer, par principe, l’utilisation des IA, sous prétexte que c’est dangereux ou que les données sont stockées aux États-Unis ou en Chine. Le risque est alors que les salariés recourent aux IA sous le manteau, en dehors de tout lien organisé et hiérarchique, ce qui peut poser des problèmes de sécurité. A contrario, il faut mettre en place une stratégie d’utilisation de l’IA très coordonnée, de manière concertée, en formant les travailleurs, comme cela est le cas lorsqu’on installe un nouveau logiciel de gestion RH. Ce sont ces entreprises qui vont probablement bénéficier de cet effet « superstar ». Elles ne doivent pas hésiter à poser le problème sur la table et à ouvrir le dialogue social sur ce thème. Quitte, dans un premier temps, à se tromper.

— Une récente recherche universitaire, qui a étudié le recours aux IA de justice prédictive par les magistrats et les avocats (2) met en évidence des résultats contrastés : si les premiers y ont rapidement renoncé, les seconds l’ont en grande partie adoptée. Mais en la détournant de son usage premier, c’est-à-dire en l’utilisant comme un supermoteur de recherche. Comment l’analysez-vous ?

— L’IA surfe sur une forme de suroptimisme vendue par les leurs producteurs, visant à imposer l’idée que, dans quelques années, il n’y aura plus besoin d’ingénieurs ni de professionnels qualifiés. Sauf que personne ne peut l’affirmer ! Plus probablement se construira un équilibre assez naturel, où les situations évolueront à un rythme soutenable, chaque métier trouvant ses propres solutions pour se transformer, en améliorant l’existant dans un premier temps.

L’exemple des métiers de la justice est éclairant. Sans les révolutionner, l’IA autorisera peut-être un gain de temps. Mais les juges ne pourront être remplacés par des robots : il faudra toujours des humains pour prendre les décisions éclairées.

Tout aussi intéressant est le cas des radiologues. Des études ont montré que certains s’attachaient à vérifier les résultats fournis par l’IA, ce qui annulait le gain de temps initial ; d’autres ne vérifiaient rien, si bien que les erreurs étaient fréquentes. Il y aura toujours des situations où les humains devront jouer le rôle d’interface. Par ailleurs, je pense que la société n’est pas prête à subir ni à accepter des erreurs qui seraient le fait de machines ; elle l’est davantage en revanche lorsque les décisions sont prises par des humains.

— Quels risques repérez-vous pour les travailleurs eux-mêmes ? Les salariés les plus âgés sont-ils particulièrement vulnérables ?

— Oui, s’ils ne sont pas formés. Mais il ne faut pas oublier les jeunes, ce qui est contre-intuitif. Nous n’avons pas encore trouvé la manière dont certains vont pouvoir financer leurs études ou entrer sur le marché du travail lorsqu’ils se positionnent sur des métiers très exposés à l’IA. L’intelligence artificielle est en effet très efficace pour effectuer des tâches simples et très codifiées, jusqu’à présent réalisées par des jeunes en début de carrière. Dans mon secteur, par exemple, les assistants de recherche, qui sont souvent des étudiants en Master, sont de plus en plus remplacés par des IA pour effectuer des recherches de données ou opérer des relectures mathématiques. La solution passe, en amont, par l’intégration de l’IA dans les formations. Nous n’y sommes pas encore.

— Vous mettez également en évidence la possibilité de gains de productivité, sans pouvoir les quantifier. Comment les utiliser ? Par la réduction du temps de travail ?

— Ce qui est certain, c’est que les gains de productivité escomptés donnent la possibilité de le faire. Quatre scenarii peuvent être dégagés : supprimer des emplois, qui est l’option la plus violente ; réduire le temps de travail ; produire davantage et donc consommer davantage de ressources ; produire mieux. Je n’ai pas la réponse, mais c’est cette dernière option que je prendrais. Dans tous les cas, c’est une affaire de choix collectif.

Propos recueillis par Christine Labbe

  1. Antonin Bergeaud, « Exposition à l’intelligence artificielle générative et emploi : une application à la classification socio-professionnelle française », janvier 2024.
  2. Camille Girard-Chanudet, « Magistrature et avocature face aux algorithmes de “justice prédictive” », Cnam/Ceet, Connaissance de l’emploi, avril 2025.

Christine Labbe

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