C’est le 5 mars 2024, au moment de la publication de ses résultats, que la direction de Thales Alenia Space dévoile, dans la presse, le lancement du plan de restructuration Themis, qui doit amputer de presque un quart ses effectifs français (2 600 salariés à Toulouse et 1 900 salariés à Cannes). Le groupe, copropriété du français Thales (67 % du capital) et de l’italien Leonardo, justifie son choix drastique par les pertes enregistrées en 2023 (45 millions d’euros), mais aussi par un avenir incertain sur le marché du satellite de communication, saturé par la firme d’Elon Musk, SpaceX. « L’ambition est de retrouver, à moyen terme, un niveau de profitabilité de 7 %, tout à fait correct dans le domaine du spatial », précise alors le PDG de Thales dans la presse, dans une déclaration à destination du monde de la finance.
Un management agressif
L’annonce brutale de Themis intervient alors qu’un premier plan de GAE (gestion anticipée des emplois, en langage RH) de 300 postes est en cours. Elle provoque l’effroi. Mais son contenu précis demeure inconnu plusieurs semaines. « Cette incertitude a été violente à vivre, se rappelle Thomas Meynadier, délégué syndical CGT et élu aux CSE de Toulouse et au CSE central. 160 salariés ont répondu à une enquête flash que nous avons menée à Toulouse. On a noté l’apparition de problèmes de sommeil, de maux de ventre et de dos ». Les précisions sont apportées au CSE fin mai : 1 124 postes sont à supprimer, dont 760 à Toulouse.
En septembre, les premiers rapports d’expertise tombent. Celui sur le volet économique est très critique sur les motifs et le contenu de la restructuration. Celui sur la santé estime que Themis affectera les salariés alors que leurs conditions de travail et de santé sont déjà dégradées. Ils sont déjà 11 % à présenter un risque élevé, à très élevé, d’épuisement avec possibilités d’atteintes sur la santé physique et psychique. Malgré cela, entre octobre et janvier, le plan est validé aux différents niveaux paritaires du groupe. Mais toujours sans les voix de la CGT qui, la plupart du temps, bataillera seule.
À partir de là, les RH mettent le paquet. « On recevait des mails quotidiennement pour nous inciter à aller voir ailleurs dans le groupe Thales, raconte Cédric*, technicien à Toulouse. À la cantine, des représentants d’autres entités venaient présenter leurs activités toutes les semaines. C’était agressif ». Son service perd environ 10 % de ses effectifs en peu de temps. « Le plan Themis prévoyait la suppression de 300 sur les 700 emplois dans mon département, relate de son côté Pierre*, ingénieur à Toulouse également. Une chape de plomb phénoménale s’est abattue sur nous ». Il évoque une « méthode pas si douce », derrière l’objectif à première vue louable de reclasser plutôt que licencier. « Avec le nombre de personnes concernées, nous savions bien qu’il n’y aurait pas de solutions pour tout le monde ». Puis un de ses proches collègues est contacté par la DRH. « On lui demande de faire son CV et de lister ses compétences pour aller travailler dans une autre entité sans qu’il ait exprimé aucune volonté en ce sens ». Des chefs de service de sa connaissance lui expliquent qu’ils ont ordre de désigner les collaborateurs « sacrifiables », ceux que les RH pousseront activement à la mobilité.
Une charge de travail mise en orbite
Le second effet du plan se fait vite sentir. « Ceux qui restent sont ceux qui souffrent le plus », résume Thomas Meynadier, alors qu’à partir de l’automne 2024, TAS enchaine les signatures de nouveaux gros contrats. La période de difficultés justifiant Themis aura été bien passagère. En parallèle, les salariés apprennent qu’ils seront privés d’augmentation en 2025, ce qui provoque plusieurs débrayages intersyndicaux pour les salaires et l’emploi. Lors de la CCA de mars 2025, une instance paritaire de groupe, toutes les organisations réclament la suspension du plan Themis. La direction n’en tient pas compte. Puis la mobilisation retombe et l’intersyndicale se disloque. Entre temps, raconte Céline Boutet, élue au CSE et au CSE central et membre de la commission santé, « nous avons plusieurs alertes sur la santé. La première provient du médecin du travail, en CSSCT : elle fait valoir qu’en un an, les visites dans son cabinet ont été multipliées par sept. Elle parle de perte de l’estime de soi, de peur de l’avenir pour certains et de panique avec décompensation anxieuse ». En guise de réponse, la direction fait appel à l’Association de santé au travail interservices (ASTI) pour mettre en place des consultations de psychologues du travail.
Le mois de juin marque une étape importante dans la bataille. Au cours d’une réunion de suivi du plan Themis, le médecin du travail évoque un rapport de l’association ASTI faisant état d’un risque élevé de suicide. « Mais, faute de rapport écrit, on n’a jamais réussi à le faire admettre à la direction », regrette Céline Boutet. Dans la même période, un second rapport du cabinet d’expertise en santé au travail montre une sensible dégradation de la situation. « Un salarié sur six est en situation d’épuisement problématique, un sur deux est en état de stress au travail. 50 % déclarent faire du surtravail, c’est-à-dire dépasser 10 h de travail par jour. Et 30 % déclarent faire des heures supplémentaires sans parvenir à récupérer », énumère Céline Boutet.
« Thales m’a eu »
La direction, enfin, décide de geler la mise en œuvre de son plan, sauf pour les fonctions supports (RH, informatique, communication, etc.) qui restent sous pression. Elle prend une série de mesures plus ou moins sérieuses, qui vont d’ateliers de gestion du stress à un contrôle plus ou moins fiable des horaires de travail, en passant par des séances de médiation équine… À ce moment-là, ce sont déjà 700 salariés qui sont sortis des effectifs. Selon le plan de charge, il manque 1 300 postes équivalent temps plein. Pour autant, l’entreprise ne parle pas de recruter, ou seulement à la marge. « Non seulement on a perdu des compétences, mais cette saignée a complètement désorganisé les processus de travail, constate Pierre dans son service. On est en sous-effectif et, face à cela, l’entreprise souhaiterait qu’on atteigne un seuil de sous-traitance de 20 %. Cependant, du fait de la spécificité de nos métiers, au-delà de 10 %, on ne sait plus fonctionner ».
Pour la CGT, la bascule a lieu le 19 juin 2025, lorsque la compagne d’un collègue contacte le syndicat. « Elle explique que son mari est rentré à la maison dans un état d’épuisement sévère. En lui disant : “C’est bon, Thales m’a eu”. Elle parle d’une conduite suicidaire, se rappelle Thomas Meynadier. Cela a été un choc. On a décidé de saisir en justice pour contraindre l’entreprise à abandonner définitivement son plan et à recruter pour protéger la santé des collègues ». La décision du tribunal judiciaire de Toulouse est attendue ce 15 décembre.
*Les prénoms ont été modifiés
