Madonna hurle à tue-tête dans l’auto radio d’une R5 et les flics circulent en 4L. Pas de doute, nous sommes au cœur des années 1980… Le lieu ? Un bourg d’à peine deux centaines d’âmes. La campagne, version cloaque plutôt que paradis romantique. Les nantis – comme le pharmacien, arrogant, écolo par dessus le marché, donneur de leçons aux culs-terreux –résident à la Haute-Motte. Les autres végètent dans les basses terres, bouseux qui s’esquintent dans l’exploitation de sols ingrats et l’élevage de bestiaux… Pauvre petite Marie. Comment aurais-tu pu deviner que tu allais faire imploser cet enfer miniature ?
Marie, c’est la fille unique dudit pharmacien. Marie-couche-toi-là, vomissent les mauvaises langues… « Elle ne sait plus pourquoi elle a dit oui, de si nombreuses fois, à de si nombreux garçons […] et, comme un prénom prémonitoire, Marie n’a plus été vierge dès l’aube de ses 15 ans. » Mais la voici, à 17 ans, étendue sous les saules indolents qui bornent le haut et le bas de ce micromonde sans merci… Marie, trop mal aimée, étranglée à l’orée d’une coulée… « Voilà ce qui arrive aux filles dont la longueur de la jupe ne tutoie plus les genoux », vitupèrent de plus belle les vipères, jamais à court de venin… Dans le ventre de Marie, on découvre un embryon de vie.
Et puis, voilà que surgit Marguerite. Gamine taiseuse, frêlement perchée au sommet de ses 10 ans, « épi de blé sans soleil », toujours à suçoter les fils de laine qui dépassent des manches de son pull crasseux. Son doudou pour calmer ses tempêtes, entre le père qui s’emporte à tout-va et la mère qui ne sait que jouer de ses torchons, les yeux invariablement baissés. La Basse-Motte, royaume des vies étouffées… On la prétend simplette, c’est plus facile que d’essayer de la comprendre, de l’aimer. Dans la cour de récré, elle est « la petite bête », les cheveux gras et l’odeur des porcs de la ferme incrusté dans la peau. « Tu pues, la mal coiffée. Tu pues, la mal habillée. Tu pues avec tes collants trop petits, trop troués, jamais lavés… » Quand le vent mauvais souffle trop fort, « Marguerite la sans-cœur, Marguerite la sans-cerveau, Marguerite la suce-manteau », court se réfugier dans la coulée, à l’ombre des saules dont le bruissement des feuilles l’apaise. Elle y était ce jour-là. Marguerite a vu. Marguerite, celle qui ne dit jamais rien, sait…
Les Saules est le premier roman de Mathilde Beaussault, un éblouissant coup d’essai que vient de couronner le Grand prix de littérature policière 2025 – l’équivalent, en notre mauvais genre, du prix Goncourt. Prof de lettres de son état, l’écrivaine est née à l’aube des années 1980 et est issue d’une famille d’agriculteurs. Suivez son regard… Le hameau de la Motte s’inspire de ses racines bretonnes. « Écrire a réveillé mes souvenirs, la colonne vertébrale du roman, c’est l’enfance, la fiction a tissé le reste, en commençant par tuer la sulfureuse Marie », commente-t-elle. Avant de s’excuser d’entrer par effraction sur le territoire du polar, parce que, en tant que lectrice, elle confesse ne pas l’arpenter outre mesure. Et alors ?
Nous sommes ici proches d’une histoire à la Simenon. S’il y a bien une enquête, ce n’est pas la découverte du meurtrier qui importe, mais la peinture sociale qui l’entoure. D’ailleurs, la romancière relègue ses deux flics au rang de figurants en n’adoptant jamais leur point de vue et, surtout, avec un procédé épatant : dans les interrogatoires qu’ils mènent auprès des habitants, leurs questions sont gommées, mais on les devine au travers des témoignages recueillis. Et, tant chez les mains blanches que chez les mains calleuses, où se disputent consternation et excitation, c’est peu dire que la logorrhée est véhémente, chacun ayant un avis sur tout, et des griefs envers unetelle ou untel…
Catharsis collective, le commentaire du crime ravive des rancœurs et des non-dits existentiels, des souffrances de vies à l’arrêt, des frustrations liées à la misère des uns ou à l’opulence des autres. Par-delà ce fossé ancestral, des étincelles d’humanité brillent dans le regard d’enfants. Les essences contraires de Marie et de Marguerite – ces sœurs de larmes ont la même initiale – résonnent de la violence du monde des adultes. Les saules pleurent, c’est bien connu. Sur ces terres frustres, même les chiens, après avoir léché la graisse du poulet dominical au fond de leur gamelle, semblent résignés.
Conteuse formidable, Mathilde Beaussault donne libre cours à sa fascination manifeste pour l’agencement des mots. Sa langue riche et imagée, qui sait se parer de tendresse et de poésie, déroule avec une belle âpreté son conte cruel. Marie, on ne la croisera que dans le prologue et l’épilogue. Entre ces deux moments, qui se répondent avec intensité, le carrousel humain est magnifiquement orchestré. Et on se surprend plus d’une fois à relire une phrase ou un paragraphe, pour mieux en apprécier la musicalité… Laissons Marguerite refermer des rideaux mauves sur la nuit de ce roman d’exception, d’une rare puissance émotionnelle. Une autrice est née, dont on attend avec impatience le second opus, à paraître au printemps 2026.
- Mathilde Beaussault, Les Saules, Seuil, 2025, 271 pages, 19,90 euros.
