Quand l’Urss faisait irruption sur l’échiquier

À l’automne 1925, l’Union soviétique reste en dehors de la Fédération internationale des échecs, ce qui ne l’empêche pas d’inviter à Moscou le gratin des joueurs mondiaux pour un tournoi au fort enjeu symbolique. La victoire surprise d’Efim Bogoljubov rejaillit sur toute la « patrie du socialisme ».

Publié le : 16 · 05 · 2025

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Options, au cœur du social - Le journal de l'Ugict-CGT

© Deva Darshan/Pexels

Nicolaï Vassilievitch Krylenko (1885-1938), fut un personnage-clef de la Révolution russe. Avant d’être exécuté en 1938 lors des purges staliniennes, il occupa plusieurs postes importants au sein de l’appareil d’État, dont celui de procureur général de la République socialiste soviétique de Russie. John Reed, journaliste américain procommuniste, auteur des Dix jours qui ébranlèrent le monde, vit en lui un « soldat trapu au visage toujours souriant, aux gestes violents, à la parole hésitante ». Compagnon de Vladimir Illitch Lénine, il avait disputé de nombreuses parties d’échecs avec ce dernier. Les deux hommes étaient convaincus que l’Union soviétique devait « adopter le jeu d’échecs comme un instrument de culture intellectuelle ». 

Une structure échiquéenne russe

En 1924, Krylenko crée la Section intersyndicale des échecs. Il s’oppose à ce quelle rejoigne la Fédération internationale des échecs fondée la même année à Paris : « Non seulement les organisations des échecs russes ne sont pas neutres sur le plan politique, mais elles sont fermement engagées dans le programme de la lutte des classes », argue-t-il alors. 

Il faudra attendre la fin de la Deuxième Guerre mondiale pour que la Section intersyndicale des échecs autorise ses champions à disputer des compétitions internationales. Avant cela, seuls des championnats nationaux sont organisés en Urss, mais aussi des tournois internationaux où des étrangers peuvent être invités. Le tout premier se tient à Moscou en 1925, et Nicolaï Krylenko en est le maître d’œuvre.

Le tournoi de 1925

Du 10 novembre au 8 décembre 1925, à Moscou, les dix meilleurs joueurs soviétiques se mesurent à onze des meilleurs mondiaux. Ces derniers viennent d’Europe et du continent américain. Le Cubain José Raúl Capablanca, champion du monde en titre, ainsi que son prédécesseur, l’Allemand Emmanuel Lasker, ont accepté l’invitation. D’autres joueurs illustres comme l’États-unien Franck Marshall ou le Hongrois Richard Réti ont fait le déplacement.

Le tournoi se déroule dans une grande salle du fameux hôtel Metropol – qui existe toujours –, vitrine du régime dédiée à l’accueil des journalistes et invités de marque. Et les prix sont alléchants, dans les standards des tournois européens les plus prestigieux. À chaque ronde, des centaines de spectateurs viennent assister aux rencontres. En outre, afin que les amateurs puissent suivre les parties, des échiquiers géants sont disposés dans les rues de la ville. 

La victoire surprise 

Quoique le gratin des joueurs étrangers soient présents, c’est un Soviétique qui l’emporte. Sur les vingt rondes disputées, Efim Bogoljubov totalise 15,5 points. Il devance Emmanuel Lasker de 1,5 point et José Raúl Capablanca de 2 points. 

D’origine ukrainienne, né à Kiev en 1889, Efim Bogoljubov s’est incliné deux fois, contre Capablanca et contre Réti. Il a partagé le point à cinq reprises. Mais il a remporté toutes les autres parties, soit treize victoires, contre dix pour Lasker et neuf pour Capablanca. L’exploit est retentissant ; les dirigeants soviétiques, dont Krylenko sont aux anges. 

Fin de partie

Un an après ce tournoi qui l’a propulsé au firmament des échecs mondiaux, Efim Bogoljubov quitte l’Union Soviétique et s’installe en Allemagne, où il demeurera jusqu’à la fin de ses jours. Il est mort en Allemagne de l’Ouest le 18 juin 1952. De son côté, 

Nicolaï Krylenko est, en 1937, dénoncé lors d’une réunion du Soviet suprême. Selon ses camarades, il s’intéresse davantage au jeu d’échecs qu’à ses devoirs de dirigeant. Un an plus tard, le 29 juillet 1938, il est condamné à mort pour « participation à une organisation terroriste contre-révolutionnaire ». Il est exécuté le jour même près de Moscou. En 1955, il sera réhabilité par le collège militaire qui l’avait condamné. 

Efim Bogoljubov-Boris Verlinsky 

Tournoi de Moscou (7e ronde), 1925, Urss. Partie anglaise.

1.Cf3 d5 2.c4 e6 3.b3 Cf6 4.g3 Cbd7 5.Fg2 c6 6.0–0 Fd6 7.Fb2 (Bogoljubov a opté pour une anglaise avec un double fianchetto.) 7…0–0 8.Cc3 Te8 9.Dc2 Cf8 (9…e5?! 10.cxd5 cxd5 11.Cb5 Fb8 12.Tac1 est un peu ennuyeux.) 10.d4 Cg6 11.Tad1 De7 12.e4 (plus ou moins forcé) 12…dxe4 13.Cxe4 Cxe4 14.Dxe4 Fd7 (la position noire est très solide, mais elle est passive.) 15.Tfe1 a5 16.a4 Tab8 17.h4 Tec8 18.h5 Cf8 19.h6! (pour affaiblir la grande diagonale noire) 19…gxh6 20.d5! (le fou en b2 devient un monstre!) 20…c5 

(voir diagramme)

21.De3! (le pion h6 est perdu.) 21…Cg6 22.Dxh6 e5 23.Cxe5 (23.Cg5!? Cf8 24.f4, avec attaque) 23…Cxe5 24.f4 f6 25.fxe5 fxe5 26.Te3 (le pion e5 est faible, ainsi que l’aile roi noire.) 26…Tf8 27.Tde1 Tbe8 28.Fe4 Tf7 29.Rg2 (Bogoljubov prend tout son temps, pas à pas, il améliore sa position.) 29…Fg4 30.Ff3 Fxf3+ 31.Txf3 Txf3 32.Rxf3 Df7+ 33.Rg2 Dg6 34.Dxg6+ hxg6 35.Tf1 Tf8? (35…Rg7 s’imposait, même si l’avantage blanc restait important.) 36.Txf8+ Rxf8 37.g4 e4 (après :  37…Rf7 38.Rf3 Rf6 39.Re4 g5! ((39…Fc7? 40.Fxe5+! Fxe5 41.g5+ Rxg5 42.Rxe5+-)) 40.Fc3 b6 41.Fb2 Fc7 42.d6! Fxd6 43.Rd5 Fb8 44.Fc3 Fc7 45.Rc6 Fd8 46.Rd6+-) 38.Rf2 Ff4 39.Ff6 Re8 40.Re2 Rd7 41.Fc3 b6 42.Fd2! Fxd2 (42…Fe5 43.Re3+-) 43.Rxd2 Rd6 44.Re2! (le plus précis) 44…Re5 45.Re3 g5 46.Rf2 Rd6 (46…Rf4?? 47.d6+-) 47.Re2 (Verlinsky abandonne avant :  47…Re5 48.Re3+-) 1–0


Un festival de clouages

Efim Bogoljubov-Carlos Torre Repetto

Tournoi de Moscou (9e ronde), 1925, Urss. Défense ouest-indienne.

1.d4 Cf6 2.Cf3 b6 3.c4 Fb7 4.Cc3 g6 5.g3 Fg7 6.Fg2 Ce4 7.Dd3 Cxc3 8.bxc3 d6 9.h4 Cd7 10.h5!? (un coup moderne pour l’époque !) 10…e5 11.Fg5 f6 12.Fd2 De7 13.h6 Ff8 14.Dc2 Tg8 15.Fe3 a5 16.Tb1 Td8 17.Db3 Fe4 18.Td1 g5 19.c5! (attaque la tour en g8.) 19…d5 20.cxb6 cxb6 21.dxe5 fxe5 22.Th5 Tg6 23.Rf1 Cf6? (23…Fxh6!? 24.Txh6 Txh6 25.Fxg5 Tf6=) 24.Fxg5 Txg5 25.Txg5 Fxf3 26.Fxf3 Fxh6 27.Fh5+ Rf8 28.Tf5 De6 29.Fg4! Re7 30.Fh3 Dd6 31.Da4! (un changement d’aile se prépare par Dh4.) 31…Ce4 32.Td3 Fg7 33.Fg2 Cf6 34.Dh4 De6 35.Tg5 Rf7 36.Tf3 h6 37.Dh5+ Rf8 38.Txe5 (la position noire prend l’eau…) 38…Dd6! 39.Txd5 Rg8 (39…Dxd5? 40.Txf6+ Fxf6 41.Fxd5+-) 40.Tfd3 Cxd5 41.Fxd5+ Rh8 42.Fe4 Df6 43.Dg6! Rg8 (43…Dxg6 44.Txd8+ Rh7 45.Fxg6+ Rxg6 46.Td6++-) 44.Dh7+ (Torre abandonne avant : 44…Rf8 45.Tf3+-) 1–0


Étude de T. Gorgiev, Urss, 1934.

Les blancs jouent et gagnent.

La solution

Solution : 1.Cd5+! Rd7 (sur : 1…Re6 2.c8D+! Txc8 ((2…Fxc8?? 3.a8D+-)) 3.Fg4+ Rf7 4.Fxc8 Fxc8 5.a8D+-) 2.c8D+! (mais pas : 2.Cf6+? Rxc7 3.Cxg8 Rb7+-) 2…Txc8 (2…Rxc8 3.a8D++-; 2…Fxc8 3.a8D+-) 3.Fg4+ Rc6 (si : 3…Rd8 4.Fxc8+-) 4.Fxc8 Fb7 (forcé) 5.Rd3!! (quel coup!) 5…Fa8 (après : 5…Rxd5 6.Fxb7+ Re5 7.a8D+-) 6.Rc4 Fb7 7.a8D!! Fxa8 8.Fa6! Fb7 (si : 8…Rd7 9.Cb6+ Rc6 10.Cxa8+- d5+ 11.Rc3 Rd6 12.Cb6 Rc6 13.Ca4 Rd6 14.Fb7+-) 9.Fb5# 1–0

Éric Birmingham

Pour aller plus loin :