Quatre-vingt bougies noires avec Marto Pariente 

La Série noire publie « Balanegra », deuxième opus ravageur de cet écrivain espagnol incarnant à merveille l’audace et la vitalité de cette collection née en 1945. Hommage est d’ailleurs rendu à l’octogénaire dans une bande dessinée qui vient d’être primée au festival Quais du polar.

Publié le : 16 · 05 · 2025

Temps de lecture : 5 min

Options - Le journal de l’Ugict-CGT

La mythique Série noire a quatre fois vingt ans. Bel exploit ! Mais, après tout, des parrains bienveillants s’étaient penchés sur son berceau : Picasso lui avait confectionné de beaux atours – même si ses projets de couverture avaient été évincés – et Jacques Prévert avait trouvé son nom, tandis que Boris Vian, la verve piquante, avait traduit quelques-uns de ses premiers titres…

Dans une France d’après-guerre avide de divertissement, fascinée par l’Amérique, les volumes bon marché de la collection s’écoulent comme des petits pains. « Notre but est fort simple : vous empêcher de dormir », résumait Marcel Duhamel, expert en lettres made in Usa, traducteur de Steinbeck et d’Hemingway et père fondateur de la Série noire. Dans un manifeste de 1948, il éclairait son concept éditorial : « On y voit des policiers plus corrompus que les malfaiteurs qu’ils poursuivent. Le détective sympathique ne résout pas toujours le mystère. Parfois, il n’y a pas de mystère. Et quelquefois même, pas de détective du tout… » Le lecteur est prévenu : amateurs d’énigmes surannées façon Agatha Christie, en quête d’optimisme rassurant et de conformisme littéraire, tournez d’autres pages…

La langue de la rue remplaçait les discussions de salon

Alors que le roman policier – le substantif polar n’avait pas encore été inventé – était plutôt voué aux gémonies dans l’intelligentsia, des voix s’élevaient pour le défendre. Raymond Queneau le premier, bientôt suivi par Jean Cocteau, Jean Giono ou Jean-Paul Sartre, soulignaient l’originalité d’une littérature coup de poing épousant les soubresauts d’un monde en mutation, et dépoussiérant les codes narratifs. La langue de la rue remplaçait les discussions de salon, l’introspection cédait le pas au behaviourisme.

En 2025, la Série noire peut s’enorgueillir de compter à son catalogue 3 000 titres et plusieurs centaines d’auteurs. Depuis bien longtemps, le catalogue n’est plus exclusivement états-unien, et accueille des plumes de tous les continents, en faisant une place de choix aux voix françaises – dont Caryl Férey, Sébastien Gendron et Marin Ledun, pour ne citer que les plus emblématiques.

Une fenêtre ouverte sur le monde

Certes, dans cette pléthore, le regard du connaisseur débusquera des scories, des textes dispensables ou mal vieillis. Fièrement, cependant, la Série noire maintient son cap. Polyphonique – on s’y délecte de romans noirs, de thrillers, de polars historiques, politiques, d’histoires d’espionnage, et même… de westerns ! –, c’est une fenêtre ouverte sur le monde. Elle traque inlassablement nos convulsions sociétales avec l’esprit fureteur, avide de découvertes, qui anime une équipe éditoriale aujourd’hui emmenée par Stefanie Delestré.

L’écrivain espagnol Marto Pariente incarne à merveille cette vitalité. L’an dernier, La Sagesse de l’idiot nous a sidéré par sa radicalité trash zébrée d’humour, son mélange de tragique et d’absurde. 

Toni, policier municipal solitaire et simplet, qui tourne de l’œil à la vue de la moindre goutte de sang, rejoignait ipso facto la galerie de personnages truculents dont raffole la Série noire. Son projet de vie – préserver sa tranquillité – était percuté par une horde sauvage de trafiquants et de snipers, qui, furie en bandoulière, investissait sa modeste bourgade castillane écrasée par un soleil trompeur. L’engrenage fatal trouvait son apothéose dans un jouissif jeu de massacre. Et dans un épilogue à rebondissements, ponctué de pastilles espiègles, dont la dernière nous faisait craquer pour un toutou qui levait la patte juste là où il faut. Le seul, c’est sûr, à n’être point bête…

Le parfum des cimetières attire les pires crapules

Paru en ce début d’année, Balanegra confirme son talent pour jongler avec les clichés et se jouer des références. Quand un tueur à gages se retire des affaires et devient fossoyeur, le parfum des cimetières attire les pires crapules, qui débordent d’imagination pour s’écharper… L’univers de Pariente, c’est le cinéma des frères Coen, vitriolé par celui de Peckinpah, avec un zeste de Tarantino. Les calibres tonnent, l’hémoglobine éclabousse… Les embardées mordantes du récit, preste et astucieux, maltraitent – doux euphémisme – des personnages qui, ordures magnifiques ou dégénérés congénitaux, rivalisent de cruauté dans un western revisité, jubilatoire…

En deux opus ravageurs, Marto Pariente tutoie des anges. Ceux, épatants et sulfureux, qui ont bâti la légende de la Série noire. On pense, en premier lieu, aux infrangibles Jim Thompson et Don Tracy…

Le prix Claude Mesplède décerné à une Bd

Impossible, à ce stade, de ne pas rappeler les travaux référentiels de notre ami Claude Mesplède. Son Voyage au bout de la Noire, dictionnaire sur les auteurs de la collection, fait toujours autorité. De même que Les Années Série noire, folle aventure encyclopédique en cinq tomes où sont disséqués les 2 379 premiers volumes de ladite collection.

En avril, le festival Quais du polar décernait son désormais traditionnel prix Claude Mesplède destiné à récompenser un essai ou une action éditoriale valorisant le genre. L’ouvrage couronné cette année est une originale histoire du polar en bande dessinée, signée Claire Galand et Sandrine Kerion. Ludique et érudit, cet album réserve bien sûr une place de choix aux figures totémiques de la Série noire…

Serge Breton

  • Mario Pariente, Balanegra, Gallimard, 2025, 216 pages, 20 euros ; La Sagesse de l’idiot, Gallimard, 2024, 323 pages, 20 euros (réédité en poche chez Folio Policier en 2025).
  • Claire Galand, Sandrine Kerion, Le Polar. Histoire de… en bande dessinée, Les Humanoïdes associés, 2025, 216 pages, 24,95 euros.
  • Claude Mesplède, Jean-Jacques Schleret, Les Auteurs de la Série noire. Voyage au bout de la Noire (1945-1995), Joseph K, 1996, 627 pages, 28,20 euros.
  • Claude Mesplède, Les Années Série noire, Encrage, 5 volumes, 1992-2000.
Serge Breton

Pour aller plus loin :