Si on s’immergeait dans le polar nordique ?… Depuis une vingtaine d’années, ce courant – également nommé en anglais nordic noir – connaît un engouement persistant, bien au-delà de l’effet de mode. À juste titre, il est réputé pour l’importance donnée à la géographie des lieux, une écriture minutieuse qui cerne avec réalisme des personnages tourmentés, les figures féminines bénéficiant d’un soin particulier.
Tout a vraiment commencé sous la plume du couple formé par les Suédois Per Wahlöö (1926-1975) et Maj Sjöwall (1935-2020). Dix romans fondateurs, écrits entre 1965 et 1975, sous la bannière générique « Le roman d’un crime ». Martin Beck, leur flic désabusé, avait l’art de toujours fourrer son nez révolté là où il ne fallait pas. Avec souffle (et souffre), le tandem pourfendait le modèle, supposé inaltérable, de la sociale-démocratie suédoise. L’État-providence en prenait pour son grade, le capitalisme aussi…
Révélations vertigineuses sur les déviances sociétales
Le ton était donné. Nombres d’auteurs se sont engouffrés dans la brèche, comme le Suédois Henning Mankell (1948-2015) et son inaltérable commissaire Wallander, un des flics les plus émouvants de la littérature policière, guetté par la maladie d’Alzheimer. Le journaliste suédois Stieg Larsson (1954-2004) a, lui, pourfendu l’extrême droite et le racisme. Bien qu’un tantinet surfaite, sa trilogie romanesque Millenium – publiée à titre posthume ! – ne manque pas de panache. Et son héroïne punk, Lisbeth Salander, est devenue une figure de proue de la déferlante du polar nordique.
Quant au Danois Jussi Adler-Olsen (né en 1950), les enquêtes cold case de son Département V seront prochainement déclinées en série sur Netflix. Leur résolution complexe est grosse de révélations vertigineuses sur les déviances sociétales. Pour compléter ce florilège, il faut aussi citer le Norvégien politiquement incorrect Jo Nesbø (né en 1960), dont le héros borderline, Harry Hole, symbolise le désenchantement social en marche, et la Suédoise Camilla Läckberg (née en 1974), qui scrute et décortique les strates policés de la microsociété de Fjällbacka, bourgade côtière où elle est née.
Un gang de zonardes sur d’antiques mobylettes
Dans le sillage de ces illustres aînés, une nouvelle génération d’auteurs suédois creuse le sillon d’une littérature engagée, exploratrice d’âmes obscures. La relève est assurée, comme le prouvent quatre romans rivalisant de vérités enfouies sous la neige…
Le diable danse encore, deuxième titre de Maria Grund, est la suite directe du premier, La Fille renard, qu’il est conseillé de lire au préalable. On y retrouve Sanna et Eir, tandem d’enquêtrices percluses de doutes sur leur métier, au mal-être en adéquation avec le climat rude et l’atmosphère oppressante de la petite île perdue en mer Baltique (inspirée de celle du Gotland, où vit la romancière), théâtre de leurs investigations… Le cadavre mutilé d’un homme nu, un gang de zonardes qui sillonnent les sentiers insulaires sur d’antiques mobylettes, et les appels téléphoniques d’un fantôme sont autant d’éléments qui participent à la tension latente installée par l’autrice. Des éclairs de violence ponctuent un récit faussement indolent, qui nous rend les héroïnes si proches, si fragiles…
Entre péchés enterrés et secrets de famille
Lina Bengtsdotter enseigne le suédois et la psychologie. Son village natal jouxte un lac intérieur long de 640 kilomètres. De quoi baigner son imagination en eaux troubles… À trop jouer avec le feu conte l’histoire de Véga, qui part à la recherche de Katja, son amie d’enfance disparue. Car un pacte les unit. Entre péchés enterrés et secrets de famille, les révélations seront éruptives et destructrices. Les paysages sont blancs, l’atmosphère est noire. On boit, on se drogue, on s’adonne au sexe, on se tue. Surtout, on se tait. Et malheur à qui veut parler…
Des événements tragiques entachent subitement la tranquillité d’Umeå, petite ville du nord de la Suède. Au suicide d’Anton, ado mal dans sa peau, succède le meurtre d’une pharmacienne. Pour Charlotte von Klint, fraîchement muté à la brigade criminelle, pas de hasard. Autour du corps d’Anton, des comprimés de tramadol, un antidouleur addictif. Les barons de la drogue entrent dans la danse macabre. La poudre est blanche, l’argent est sale… Et lorsqu’une jeune fille disparaît, il faut agir vite, avant qu’elle ne devienne une morte de plus… L’autrice, Anki Edvinsson, a étudié la criminologie, son père et son frère sont policiers. Les meurtres, c’est son domaine. Dans L’Ange des neiges, elle construit un puzzle diabolique et rythmé. On aimera retrouver Charlotte et son supérieur Per Berg, tandem hétéroclite, dans d’autres tomes à venir…
Suspense au cordeau, avec des intonations hitchcockiennes
À l’âge de six ans, Isak a perdu sa mère et sa petite sœur dans un incendie. Son père, incapable d’affronter la réalité, l’a abandonné. Vingt ans plus tard, rongé par la maladie, celui-ci reprend contact avec ce fils abjuré, pour se mettre en paix avec sa conscience. Est-ce vraiment là son but ?… Au nom du père, œuvre d’Ulf Kvensler, scénariste et réalisateur de séries télévisées très prisées en Suède, est un drame familial psychologique retors, où l’auteur s’interroge sur les traumatismes de l’enfance, sur le poids de l’héritage et du sacrifice. Un suspense au cordeau, avec des intonations hitchcockiennes, qui déroute et surprend jusqu’aux dernières lignes…
Dans le nord de l’Europe, au cœur de ses vastes paysages enneigés et de ses longues nuits polaires, les montagnes, les lacs et les fjords recèlent bien des ombres, aussi opaques qu’énigmatiques. Nonobstant le réchauffement climatique, le polar qui vient du froid a encore de beaux jours devant lui…
- Mal Sjöwall et Per Wahlöö, la saga Martin Beck est disponible en poche chez Rivages.
- Henning Mankell, la saga Kurt Wallander est disponible en poche chez Points.
- Stieg Larsson, la trilogie Millenium est disponible en poche chez Actes Sud.
- Jussi Adler-Olsen, la saga Département V est disponible en poche dans Le Livre de Poche.
- Jo Nesbø, la saga Harry Hole est disponible en poche chez Folio.
- Camilla Läckberg, ouvrages disponibles en poche chez Actes Sud.
- Maria Grund, Le diable danse encore, Robert Laffont , 2024, 464 pages, 22 euros.
- Lina Bengtsdotter, À trop jouer avec le feu, Black Lab, 2024, 288 pages, 22,90 euros.
- Anki Edvinsson, L’Ange des neiges, Black Lab, 2025, 320 pages, 21,90 euros.
- Ulf Kvensler, Au nom du père, La Martinière, 2024, 464 pages, 22,50 euros. Réédition en poche en 2025 chez Points.