L’approche de la compétition échiquéenne de Siegbert Tarrasch est un modèle de classicisme. Ce joueur allemand fut l’un des grands champions de la première moitié du XXe siècle. Les conseils livrés dans ses écrits sont de nos jours encore enseignés par les animateurs de clubs à travers le monde.
La prussienne Breslau, vivier échiquéen
Le petit Siegbert est né le 5 mars 1862 à Breslau, en Silésie prussienne (aujourd’hui Wrocław, en Pologne). La ville était alors un vivier échiquéen, avec des joueurs de classe mondiale comme Adolf Anderssen et Johannes Zukertort, et d’autres champions comme Daniel Harrvitz, Theodor von Scheve, Fritz Riemann et Arnold Schottländer.
Siegbert a étudié dans la même école qu’Adolf Anderssen quarante ans plus tôt. « J’ai vu le grand champion une seule fois dans ma vie », dira-t-il plus tard. Après ses études secondaires, Siegbert Tarrasch s’inscrivit à la faculté de médecine de Breslau, dont il sortit diplômé.
Adieu la médecine
Le jeune homme jouait régulièrement avec les maîtres de la ville et étudiait assidument les ouvrages échiquéens de Philidor, de Stamma, de von der Lasa, de Dufresne et de Zukertort. Ses capacités intellectuelles et sa mémoire hors norme lui permirent de réaliser de rapides et constants progrès.
En 1883, à l’âge de 21 ans, il disputa un très fort tournoi international à Nuremberg. Il dut surprendre les autres et lui-même en le remportant ! La médecine passa alors au second plan ; désormais, il voulait jouer aux échecs à un niveau professionnel.
Par la suite, il enfila les victoires internationales comme des perles : tournoi de Breslau en 1889, Manchester en 1890, Dresde en 1892, Leipzig en 1894… Les commentaires de ses parties sont lucides, objectifs, parfois très amusants : « L’avenir appartient à celui qui possède les deux fous », écrit-il. Ou encore : « Les positions fermées contiennent le germe de la défaite. » En une dizaine d’années, le docteur en médecine était devenu l’un des meilleurs joueurs du monde.
Une tentative vers le titre mondial
En match, Tarrasch affronta en 1893 Mikhaïl Tchigorine. Le joueur russe, un des meilleurs mondiaux, était certainement le plus créatif du circuit. Le match fut dur et éprouvant. Il se termina sur une parfaite égalité : neuf victoires ; neuf défaites et quatre nulles. Tarrasch emporta le tournoi de Monte-Carlo en 1903 et celui d’Ostende en 1907.
Enfin, en 1908, il eut le droit de s’asseoir en face d’Emmanuel Lasker, tenant du titre mondial, de six ans son cadet. Lasker était certain que Tarrasch n’était plus aussi dangereux que dans les années 1890, et les spécialistes de l’époque regrettèrent que ce match n’ait pas eu lieu dix ou même quinze ans plus tôt. Le résultat final – huit victoires pour Lasker contre trois défaites et cinq nulles – ne reflète pas vraiment le combat titanesque que furent ces seize parties. « Dans de nombreuses parties de ce match, j’ai creusé ma propre tombe », écrira le perdant.
Le preaceptor Germaniae
Ayant rédigé quelques traités théoriques, Siegbert Tarrasch fut bientôt surnommé le Praeceptor Germaniae (« professeur de l’Allemagne »), en raison de sa tendance aux assertions définitives. « Développez vos cavaliers avant vos fous ! » L’injonction peut paraître dogmatique, elle est néanmoins pleine de bon sens : le placement des cavaliers en début de partie est beaucoup plus facile à déterminer que celui des fous.
On lui doit également cet aphorisme malicieux pour souligner, au cœur de la bataille, l’importance de l’activité des pièces par rapport à des considérations matérielles ou stratégiques : « Avant la finale, dans leur grande sagesse, les dieux ont créé le milieu de partie. » Ses ouvrages regorgent de petites phrases instructives et amusantes : « De même que Voltaire ne pouvait écrire sans son chat à ses côtés, je ne peux jouer aux échecs sans mon fou du roi. » Une de mes préférées est celle-ci : « Quand il n’y a plus de bons coups, on en joue un mauvais ! »
Le vieux professeur est mort à Munich en 1934. « Le jeu d’échecs, comme l’amour et la musique, a le pouvoir de rendre les hommes heureux », avait-il également écrit.
Le plan gagnant final, initié par la montée du roi blanc en attaque, est un éblouissement.
Siegbert Tarrasch-Richard Reti
Vienne, 1922. Défense Caro-Kann.
1.e4 c6 2.Cc3 d5 3.Cf3 Cf6 4.exd5 cxd5 5.d4 Fg4 6.h3 Fxf3 7.Dxf3 e6 8.Fd3 Cc6 9.Fe3 Fe7 10.0–0 0–0 11.a3 a6 12.Ce2 b5 13.Ff4 Db6 14.c3 Ca5 15.Tad1 Cc4 16.Fc1 Dc6 17.Cg3 (les blancs ont joué une ouverture tranquille. Dans une position égale, les noirs déclenchent une attaque de minorité.) 17…a5 18.Tfe1 b4 19.axb4 axb4 20.Cf5 exf5 (20…Fd8!?) 21.Txe7 bxc3 22.bxc3 g6 23.Fh6 (les cases noires sont affaiblies autour du roi noir, mais le passage est encore bien contrôlé.) 23…Cb2 24.Tb1 Cxd3 25.Dxd3 (sur : 25.Fxf8 Rxf8 26.Te3 Cxf2 27.Dxf2 Ce4 avec des compensations pour la qualité.) 25…Tfb8 26.Txb8+ Txb8 27.Dg3 Td8 28.De5 Ta8 29.Tc7 De6 30.Dxe6 fxe6 31.Tg7+ Rh8 (31…Rf8?? 32.Ta7++-) 32.Te7 Rg8 (32…Ta6?? 33.Fg7+ Rg8 34.Fxf6+-) 33.f3! (après : 33.Txe6 Ce4 34.Te7 Ta1+ 35.Rh2 Cxf2=) 33…Ce8
(voir diagramme)
34.Rh2! (le premier pas d’une marche royale gagnante!) 34…Cd6 35.Tg7+ Rh8 36.Td7 Cb5 37.Rg3! Cxc3 38.Rf4 Cb5 39.Re5 Te8 40.Rf6 (Reti abandonne, la menace est 41.Rf7 et 42.Fg7 mat. Par exemple : 40…Tg8 41.Rf7 g5 42.Td8 Cd6+ 43.Txd6 g4 44.Td8 Txd8 45.Fg7#) 1–0
Le dixième coup du champion russe est magnifiquement réfuté.
Siegbert Tarrasch-Mikhaïl Tchigorine
Saint-Pétersbourg, 5e partie du match, 1893. Partie espagnole.
1.e4 e5 2.Cf3 Cc6 3.Fb5 a6 4.Fa4 Cf6 5.Cc3 Fb4 6.Cd5 Fa5 7.0–0 b5 8.Fb3 d6 9.d3 Fg4 10.c3 Ce7? (une grosse faute, la réfutation est aussi jolie que cachée!) 11.Cxe5!! (gagne un pion et élimine la paire de fous adverse, car après : 11…Fxd1? 12.Cxf6+ Rf8 ((12…gxf6 13.Fxf7+ Rf8 14.Fh6#)) 13.Ced7+ Dxd7 14.Cxd7+ Re8 15.Txd1 Rxd7 16.Fxf7+-) 11…dxe5 12.Cxf6+ gxf6 13.Dxg4 Cg6 14.Fd5 Tb8 15.f4 c6 16.Fxc6+ Re7 17.Fd5 b4 18.fxe5 Db6+ 19.Rh1 Cxe5 20.Dh5 Cg6 21.Txf6 Rxf6 (sur : 21…Dxf6 22.Fg5+-) 22.Fg5+ Rg7 23.Dh6+ Rg8 24.Tf1 Tf8 25.Ff6 Dxf6 26.Txf6 1–0
Étude de A. Troitzky, 1926.
Les blancs jouent et gagnent.
Solution.
Solution: 1.Ce5+! Re6 (si : 1…Re7 2.Txg6! Dh1! ((2…Dxg6 3.Cxg6+ Rxf7 4.C2f4+- grâce au pion « g » les deux cavaliers vont pouvoir mater.)) 3.Ce3! Dc1+ 4.C3c4 Dc2 5.Td6 Df2+ 6.Rb5+-. Après : 1…Cxe5?? 2.f8C+ Re7 3.Cxh7+-) 2.Txg6+! Rxe5 (après : 2…Dxg6? 3.Cf4+ Rxe5 4.Cxg6+ Rf6 5.f8D++-) 3.f8C! Dg8 (contrôle la case e6. Sur : 3…Dh1?? 4.Te6#) 4.Cd7+ Re4 5.Cf6+! 1–0