L’écrivain Dimitri Kantcheloff est un malin, et écrire est un jeu. Jeu pour lequel il choisit un personnage de départ : Victor Bromier, cadre commercial, marié, un enfant, une Peugeot 305, une maison à crédit dans la région lyonnaise, en l’année 1979. Il y ajoute une plantureuse bande-son : Led Zeppelin, Police, Joy Division, David Bowie, Supertramp, Curtis Mayfield, King Crimson, Yes, Genesis, Pink Floyd, des groupes punk, et même Michel Sardou… Peut-être manque-t-il Il ne rentre pas ce soir d’Eddy Mitchell…
En effet, Victor Bromier est viré de sa boîte, « il n’y a plus d’espoir, plus d’espoir ». Incapable d’en parler à sa femme, « il s’en va de bar en bar ». Ou plutôt s’installe au bar-tabac à l’angle du quai Saint-Antoine et de la rue d’Algérie : « l’endroit cuvait sous une épaisse fumée de tabac américain. Les débats s’enchaînaient : vitupérant contre Giscard, blâmant le prix du fioul, louant les charmes de Jessica Lange, tout ça sans ordre particulier ».
« Le maquillage dégoulinant, les cheveux détrempés »
Victor commande une pression, puis un second demi, passe au Jack Daniel’s, une deuxième dose… mais au moment de payer, il lui manque 25 malheureux francs. « Le ton monta. Beaucoup trop vite. On aurait juré que la bagarre allait commencer. » C’est exactement à ce moment-là que l’auteur décide qu’une jeune femme en pleurs, « le maquillage dégoulinant, les cheveux détrempés », pousse la porte. « Et personne ne put s’empêcher de remarquer sa beauté. Vraiment quelle splendeur. Et fragile avec ça. Une fleur sauvage. Non, un papillon. Mieux : une antilope. Voilà, arpentant la savane avec cette grâce que jalousent ses semblables, et se sachant à la merci, pauvre petite chose, du premier prédateur venu. Mais la poésie n’a qu’un temps », précise Dimitri Kantcheloff, car « un type déboula et asséna sur le crâne de la belle une claque ». Retrouvant un peu de sa superbe, « Victor Bromier envoya son poing à la gueule de la brute ». Il quitte le troquet empli d’une « fierté un peu exagérée » et colorée du prénom de la délicieuse rescapée : Corine. Sûr qu’il ne rentrera pas ce soir, et même tous les autres soirs…
Évidemment, ils s’embrassent. Mais au moment crucial où ils auraient dû faire l’amour, Corine lui tend un bouquin en précisant : « D’abord tu lis ça, ensuite tu feras de moi ce que tu veux. » Le livre en question ? La Société du spectacle. « L’honnêteté nous oblige à dire qu’aux aurores, Victor n’était pas certain d’avoir saisi toutes les nuances et subtilités de la pensée de Guy Debord », précise l’auteur.Mais c’est après cette lecture que « Corine eut une moue de satisfaction comme on sourit à un enfant qui a bien appris sa leçon, après quoi, elle retira sa culotte ».
Un maître de la dérision
Corine la révolutionnaire, punkette et pasionaria, est, au nom de la cause prolétarienne, braqueuse de banque. Alors, pour lui plaire, mais surtout pour en finir avec l’imposture d’une vie ennuyeuse, la vacuité d’un idéal capitaliste, Bromier devient lui aussi braqueur de banque… et éveillé.
Dimitri Kantcheloff est un metteur en scène implacable, un réalisateur drôle et déchaîné, un sociologue facétieux, un pasticheur de polar – l’hommage à Jean-Patrick Manchette est évident –, un maître de la dérision, un fabriquant de page-turner, un fanatique de cinéma : ses remerciements, nombreux, vont à Michel Audiard, à Stéphane Audran, Jean-Paul Belmondo, Patrick Dewaere, à Marie Trintignant, Lino Ventura, Henri Verneuil… et à tant d’autres.
« Elle se prend la tête dans ses gants de boxe »
Pierric Bailly se joue des histoires comme les enfants jouent avec de la pâte à modeler. Il triture, déplace, permute, intervertit. Lui aussi est malin, lui aussi joue. Mais point de focale ni de travelling, juste les mots au service d’un imaginaire intimiste. Le narrateur et héros de son dernier livre sorti en poche, Les Enfants des autres, se nomme Robert Ménétrier. À moins que ce soit Bobinette, ou Bobby, voire Bob, tout simplement. Il est marié à Julie, est père de trois enfants, possède un pavillon dans le jura. Il est manœuvre sur des chantiers.
Le roman commence ainsi : « Julie se défoule sur son sac de frappe. Elle accompagne chaque coup en soufflant fort. J’avance à tâtons, avec l’intention de la surprendre – elle ne s’est toujours pas rendu compte de ma présence. En me décalant sur la droite, qu’est-ce que je vois, qui dépassent du renfoncement derrière la cuve à fioul : deux pieds, deux pieds nus. Un nouveau pas de côté et je découvre Max tout entier. Il sort de sa planque. Julie s’arrête de cogner et se retourne enfin. “Oh non, Bobby…” Elle se prend la tête dans ses gants de boxe et je remarque qu’elle n’est même pas essoufflée, je comprends très bien pourquoi. Elle s’accroupit et ne bouge plus, elle est comme paralysée. » Tout commence donc par une tromperie : Julie avec Max, le copain d’enfance, l’ami fidèle…
Blessé au pouce en cassant des miroirs
Alors Bobby s’enfonce dans la forêt jurassienne, passe la nuit chez sa mamie Jeannette, grande buveuse de Nicaragouille (Canada dry) et qui, à 90 ans, va se remarier. La journée, au travail, il se blesse au pouce en cassant des miroirs sur un chantier de démolition. Une blessure, une douleur tangible qui l’escorte tout le roman. Il va prendre des cachets, beaucoup de cachets, de cachettes en cachettes… Le soir, rentré chez lui, il demande à Julie : « Les garçons, ça va ?
— Les garçons… lâche-t-elle avec un air de dépit, ou plutôt d’étonnement.
— À l’école, à la crèche, ça a été ?
— L’école… fait-elle avec le même air.
— Putain, Julie, c’est bon… »
Il ne peut pas le croire : Julie affirme qu’ils n’ont jamais eu d’enfants. Que les enfants en question sont ceux de Max et Alexa, qu’elle ne veut pas de môme. Bob était père, Max est dorénavant le père. Et Bob le vérifie : c’est Max le papa, celui vers qui les enfants se jettent à la sortie de la classe…
Cette situation évoque La Moustache d’Emmanuel Carrère : le personnage se rase la moustache qu’il porte depuis longtemps, et soudain tout son entourage – dont sa femme – lui assure qu’il a toujours été glabre. Une action anodine ou presque du quotidien déclenche des réactions déconcertantes et incompréhensibles.
Glissement social des pères, loin des images d’Épinal
Oui, c’est bien de la masculinité en tant que père dont il est question : « le boulot, la maison, le couple, les enfants, au-delà de ces bornes, toute existence m’est impossible… J’ai l’impression de sentir mon cerveau ramollir, à force d’être interrompu dans mes pensées, d’être toujours coupé par les contraintes familiales, les caprices, les biberons, les réveils nocturnes, les rendez-vous chez le médecin… »
Pour observer ce glissement social des pères, loin des images d’Épinal, Pierric Bailly construit mot à mot, phrase après phrase, une sorte de conte fantasmagorique au verbe tendu. Il ordonne les logiques pour suivre les ressentis et le lecteur colle à cette folie. Lui aussi joue, comme Dimitri Kantchellof – mais avec tous les outils du texte – pour que l’on discerne l’univers flottant des hommes… Du romanesque à savourer…
- Dimitri Kantcheloff, Tout le monde garde son calme, Finitude, 2025, 192 pages, 18 euros.
- Pierric Bailly, Les Enfants des autres, P.O.L, 2025, 256 pages, 11 euros.
- Emmanuel Carrère, La Moustache (1986), Folio, 2020, 192 pages, 8 euros.